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Michel Dezoteux: Un plaidoyer pour la modernité



4 Millions 4

?-?-1979

MICHEL DEZOTEUX :

UN PLAIDOYER POUR LA MODERNITÉ

A l'occasion du Festival International de Théâtre de Bruxelles, nous avons rencontré Michel Dezoteux, principal responsable du Théâtre Elémentaire et un des organisateurs de cette manifestation sans précédent. Nous en avons profité pour lui poser plusieurs questions concernant l'art théâtral ici et ailleurs, sur l'origine et les motivations de son travail, et sur ses attentes vis-à-vis de ce Festival qui, selon des spécialistes comme Jo Dekmine, directeur du Théâtre 140, est l'événement culturel le plus important qui ait eu lieu à Bruxelles depuis au moins 10 ans.

4 Millions 4. — A partir de quelle idée as-tu fondé le Théâtre Elémentaire?

Michel Dezoteux. — C'est parti de la vision de spectacles de l'Odin Teatret, qui est présent au festival, qui, d'une part, m'avaient bouleversé et qui, d'autre part, m'avaient montré d'autres possibilités que les possibilités classiques du théâtre. J'ai alors eu envie de comprendre ce que c'était, comment ça fonctionnait et j'ai fait à l'Odin Teatret un très long stage, un séjour d'un an. Ensuite, j'ai voyagé, j'ai été en Amérique du Sud et un peu partout et, au retour en Belgique, on a créé ce groupe-là qu'on a appelé Théâtre Elémentaire, qui avait existé un peu avant mais de manière beaucoup plus sporadique et expérimentale. A l'époque, avant la création en 1977, c'était vraiment un groupe qui n'était formé qu'autour d'un projet bien précis qui s'appelait « Anathème » et il disposait pour ce faire d'une petite subvention. Tandis qu'après la série de voyages et le séjour cher Barba, le Théâtre Elémentaire s'est créé autour d'un groupe de gens qui se connaissaient par des expériences diverses faites chez Grotowski ou chez Barba. C'était d'ailleurs un groupe international puisqu'il comprenait une Africaine, deux Français, un Espagnol et puis moi. On a alors travaillé sur le spectacle qui a précédé « Crusoé Crusoé » et qui s'appelait « Lenz ou la neige dans la maison ».

4 M. 4. — Qu'y avait-il de nouveau dans l'approche de l'Odin Teatret?

M. D. — C'était le travail sur le corps. L'acteur n'était plus quelqu'un qui était au service de quelque chose qui préexistait et qui était le texte mais manipulait lui-même son corps, sa voix pour en faire une continuité expressive et spectaculaire. Il ne s'agissait plus de servir un modèle culturel mais au contraire de fournir un spectacle à partir de moyens totalement originaux.

4 M. 4. — A quel moment de ta démarche intervient « Crusoé Crusoé »?

M. D. — « Crusoé Crusoé », c'était notre troisième spectacle et c'est le premier qui ait été reconnu et reçu. Avant ça, il était très compliqué d'obtenir la visite d'un journaliste. C'était une époque où ce type de travail était complètement refusé. Ce n'est plus le cas maintenant. Le Festival est la preuve d'une reconnaissance de la part des autorités de l'existence d'un autre type de théâtre que le théâtre national.

4 M. 4. — Cela est peut-être dû au fait que « Crusoé Crusoé » est l'adaptation d'une œuvre littéraire magistrale?

M. D. — « Crusoé Crusoé » est la convergence de plusieurs choses. D'une part, il y a l'arrivée à maturité d'une pratique de plusieurs années, du travail d'un groupe qui a fini par trouver ce qu'il cherchait. Donc quelque chose de complètement original mais aussi c'est la rencontre avec non seulement un thème approprié au travail que nous faisions à l'époque qui était le thème de Robinson Crusoé mais aussi la chance de l'écriture de Defoë et de Tournier, Defoë gardant une grande influence sur nous et Tournier dont le bouquin est un monument de la littérature moderne. C'est la conjonction de tout ça qui a fait, je crois, qu'on soit arrivé à un résultat qui a été reconnu à ce niveau-là.

4 M. 4. — Tu as dit que vous travailliez déjà ensemble depuis un certain temps. Y avait-il un noyau de base?

M. D. — Non, pour « Crusoé Crusoé », on était quatre et trois parmi ces quatre personnes travaillaient ensemble depuis un an et demi. La personne qui est arrivée par la suite a travaillé 8 mois avant que nous créions le spectacle, ce qui veut dire plus de deux ans de vie et de travail quasi communs autour d'un même objet. Cela amène son épaisseur, sa densité ne serait-ce que dans le vécu, dans la recherche aussi, dans la façon de se comprendre et de s'entendre sur ce qu'on veut faire. Ça ne fonctionne pas comme dans une répétition où pendant un ou deux mois on travaille à partir d'un texte sur un auteur bien précis et où on développe une mise en scène. Il s'agissait d'autre chose. Il y avait une maturité qui était là et ça devait donner quelque chose.

4 M. 4. — Est-ce la même équipe qui continue dans les « lettres de prison » de Gramsci?

M. D. — Non, sur les 4 personnes de « Crusoé Crusoé », 2 seulement continuent : moi et Estelle Marion qui était l'actrice mulâtresse de Crusoé, qui jouait Vendredi. C'est normal : dans un groupe, il y a des choses qui se font, qui se défont. Un groupe doit vivre, doit se renouveler, donc doit changer. C'est la condition même de sa survie. Gramsci est une aventure différente de Crusoé. On est reparti sur d'autres paramètres. On a essayé de renouveler le champ de la recherche. On n'a plus fait l'entraînement physique qu'on faisait avant. Au contraire, on a essayé de trouver une autre méthode d'improvisation et d'approche du sujet. D'ailleurs, une de nos grosses préoccupations actuellement, c'est le sujet : sa taille, son importance, la violence qu'il pratique sur l'œuvre théâtrale elle-même. Faut-il partir d'un sujet, faut-il au contraire arriver à flouer ce sujet et à ne plus en être réduit à devoir servir quelque chose qui induit un sens plutôt qu'une émotion, plutôt que des sensations? Ce sont autant de questions qui sont, je crois, en gestation, dans le spectacle des « lettres de prison ».

4 M. 4. — Qu'est-ce qui t'attirait dans Gramsci?

M. D. — Il y avait plusieurs choses : d'une part, une envie passionnelle en face des lettres, l'émotion que suscitait en nous la lecture des lettres de Gramsci qui est, d'autre part, le fondateur du parti communiste italien et également un théoricien marxiste très fameux. Mais notre problème n'a pas été ça. On ne s'est pas mis du tout sur le pied d'attaquer un marxiste ou l'oeuvre d'un marxiste sous l'angle de la dramaturgie reconnue par le marxisme - la dramaturgie brechtienne -, ni de s'attaquer à ses écrits théoriques. On a d'ailleurs essayé de traiter par le théâtre des morceaux de son oeuvre théorique mais cela s'est avéré complètement infaisable et très pesant.

4 M. 4. - Tu as parlé d'acteur-écrivain. Celui qui représente peut-être le mieux cette tendance en Belgique, n'est-ce pas Dur-an-ki?

M. D. - Oui, il a poussé très loin le travail de l'acteur seul pris à l'intérieur d'une technologie qu'il maîtrise et par rapport à laquelle il écrit son spectacle. Comme il est seul, forcément, il arrive à maîtriser le problème en allant beaucoup plus loin dans l'utilisation des techniques modernes: vidéo, laser…

4 M. 4. - Qui a conçu le programme du festival? Est-ce le Théâtre Elémentaire?

M. D. - Le Festival est organisé par des gens qui, avant que le Festival n'existe, étaient au Théâtre Elémentaire et qui y sont toujours. Il y a une interpénétration très profonde entre le Festival et le Théâtre Elémentaire. Le Festival veut rendre compte d'une modernité. C'est une chose que l'équipe a décidée, que nous assumons tous à l'Elémentaire et au Festival. Je veux dire que, quels que soient les membres de l'équipe, nous étions tous décidés à rendre compte de cette modernité et le programme s'est fait autour de cette idée: la volonté de rendre compte de voies qui, dans leur épanouissement et leur aboutissement, sont déjà reconnues dans d'autres pays.

4 M. 4. - Les tenanciers de la librairie « post-scriptum » spécialisée en art moderne sont également présents au festival. Est-ce pour rencontrer cette volonté de casser les barrières entre les disciplines?

M. D. - Bien sûr. Pour nous, le plus important, ce n'est pas de créer un événement collet monté mais au contraire, d'arriver à ce que les choses s'ouvrent, éclatent. Il faut arriver à créer un lien entre toutes les choses qui se passent à Bruxelles. Il n'est pas vrai qu'il ne s'y passe rien mais ce qu'il n'y a pas à Bruxelles, c'est l'ambiance globale. Alors, si pendant trois semaines, on pouvait au centre du Festival, 27, rue du Marché-aux-Herbes, retrouver des plasticiens, des hommes de théâtre, des musiciens, des cinéastes; parvenir à ce que tous ces gens qui, dans le fond, travaillent chacun dans leur coin, puissent se mettre à se rendre compte que plein de choses, plein d'événements sont possibles et peuvent survenir entre eux, du type de rencontres, du type de travail interdisciplinaire à l'intérieur même d'une représentation théâtrale par exemple, ce serait formidable.

4 M. 4. - Quels sont les critères qui te permettront de dire si ce festival est réussi ou raté?

M.D. - D'une part, pour qu'il soit réussi, il faut qu'un maximum de gens aient vu les spectacles parce que, dans le fond, ça équivaut à une énorme information qui doit se faire. Il est grand temps que cette information se fasse chez nous, à Bruxelles, en Belgique sur ce théâtre autre qui existe, qui a fait ses preuves et qui n'est pas du théâtre expérimental. Le théâtre expérimental, c'est autre chose, ça se trouve chemin du Gymnase. Cela fait 2 ans qu'il fait de très mauvais spectacles, il faut le dire et répéter. Ce que l'on montre au Festival n'a rien à voir avec le théâtre expérimental ou de recherche. Ce sont des spectacles aboutis, qui ont fait leurs preuves. D'autre part, il faudrait que de tout ça, puisse d'une manière ou d'une autre se reconnaître la nécessité d'aider et de produire, et que puissent exister autrement les groupes belges qui sont repris dans le Festival et qui en sont quand même les parents pauvres.

A voir le succès rencontré jusqu'à présent par le Festival (salles combles quasi tous les soirs), ainsi que son pouvoir dérangeant évident (le Squat Theatre censuré par le Parquet) et partant, cette fonction du théâtre, retrouvée grâce au Festival, de mettre les gens et les sociétés face à eux-mêmes, nul doute que les souhaits de Michel Dezoteux auront été pleinement rencontrés à l'occasion de ce que l'on espère n'être qu'un premier Festival de Bruxelles.

Propos recueillis par

Alain FRANCOIS

Auteur Alain François

Publication None

Performance(s) Festival international de Bruxelles

Date(s) du 1979-10-19 au 1979-11-10

Artiste(s) Meredith MonkIl CarrozzoneMabou MinesTom JohnsonWinston TongJoan La BarbaraOdin TeatretCharlemagne PalestineElectric PhoenixTrisha BrownTrianglesPlan KLaurie Anderson

Compagnie / Organisation Théâtre ElémentaireSquat Theatre