Archives du Théâtre 140

Le Soir

9-2-1979

Pupi e Fresedde revient au 140 : le culte frénétique

de l'archange saint Michel

Envoûté par le spectacle que Pupi e Fresedde avait donné au 140 l'année dernière, nous nous attendions à subir d'emblée le même charme, à participer d'office à la même extase, à frémir de prime abord aux mêmes rythmes sensuels, précis et caressants comme une main féminine.

En fait Sulla Via di San Michele semble moins, d'entrée de jeu, susciter une communion charnelle qu'une adhésion de l'intelligence. A la tarentelle endiablée, aux fougueux exorcismes de La Terra del Rimorso ont succédé les tableautins tantôt mièvres et tantôt exaltés d'un mystère médiéval dont la figure centrale est l'archange saint Michel. Dans les séquences qui nous sont proposées, l'esprit se prend à chercher la clé des symboles: il tente de l'expliquer tel ou tel geste dont la répétition l'a frappé. Bref, il n'est pas « dans le coup ».

C'est alors que peu à peu se dénouent les réticences, s'épanouissent les faveurs. Le drame qui est joué, mimé devant nous devient notre drame, devient notre psychodrame. A l'analyse purement intellectuelle fait place le refus d'analyser et le puissant désir d'être immergé dans un torrent d'images et de musique. A notre tour d'être de l'autre côté du miroir. Pour avoir été lente, notre initiation n'en sera que plus belle. Vertu singulière de ce spectacle que de nous verser goutte à goutte la déraison dans notre coeur d'homme civilisé! Qu'importe que le chemin ait été plus long que la première fois : il n'y a que le résultat qui compte...

Pupi e Fresedde ou l'art de déconditionner en douceur.

Le pivot de l'ensemble, c'est toujours le chant, ce chant hurlé, hululé, ce chant de muezzin qui s'envole vers le ciel, ce chant qui est jet de fumée ou élancement de mosquée au crépuscule. Le même rituel musical et chorégraphique préside à l'ordonnance du spectacle. Nous savons qu'il nous vient des Pouilles mais il pourrait être de Grèce, de Turquie ou d'Iran.

Une fois entrés dans le jeu, habitués aux déploiements de « signes », nous ne cesserons pas de nous projeter. Les acteurs auront auprès de nous la même fonction que le psychanalyste pour son malade. Leur spectacle, ce sera le divan sur lequel nous égrènerons nos fantasmes. La Geste de saint Michel, combattant le dragon et traversant le fleuve des morts sur la nef des fous, trouvera en nous de mystérieuses correspondances. Dans ce genre d'aventure, Œdipe et le docteur Freud sont toujours au rendez-vous. Avis aux amateurs de descentes au fond de nos abîmes!

Pour ma part, j'ai vu dans Sulla Via di San Michele ce que l'on peut voir ou entrevoir dans un carnaval ou dans un « tazieh » — le « mystère » iranien. A la fois la partie visible et invisible de l'iceberg, l'intérieur et l'extérieur, la tradition et l'au-delà de la tradition. Que dire en effet de cette séquence furieusement signifiante où l'on voit un homme, habillé comme une déesse crétoise aux seins innombrables, se faire vider le ventre par deux comparses affublés d'un masque proéminent? Sinon que par-delà le rituel célèbre, peut-être, en l'honneur de la fécondité ou pour exorciser les douleurs de la maternité, il y a l'expression d'une sauvagerie sexuelle que le mot « primitif » ne suffit pas à qualifier?

MICHEL GRODENT.