Archives du Théâtre 140


Meme Perlini et 'La Maschera' de Rome dans 'L'Eveil du Printemps' de Wedekind



La Libre Belgique

10-5-1979

THEATRES ET CONCERTS

AU THEATRE 140

Meme Perlini et « La Maschera » de Rome dans « L'Eveil du Printemps » de Wedekind

Fascinant! Tel est le qualificatif qui jaillit d'emblée sous la plume pour distinguer les cisélements d'orfèvre, quasi magiques, réussis par Meme Perlini dans ce spectacle où l'équipe, on ne peut plus homogène, de « La Maschera » obéit au doigt et à l'œil au faisceau de ses directives.

On ne pourra pas ne pas se souvenir de la version personnelle et inspirée qu'il offre de « L'Eveil du Printemps ». Plus encore que celle, cependant remarquable et stricte, de l'Anglais Derek Goldby, au « Poche », en avril 1975, cette illustration redonne un relief singulier à la patine du vieux drame de Wedekind.

On sait que le futur auteur de « Lulu » le conçut au 19e siècle finissant, au coeur de l'époque du « Sturm und Drang », avec un double but non dissimulé : soulever, en le légitimant, le problème des aléas de la puberté, des amours naissantes, tâtonnantes, et dénoncer ce qui en calcinait les pulsions — un corset de conventions draconiennement obscurantistes.

Sommes-nous si sûrs de ne plus en être là? Non sans notes coriacement mélodramatiques, voici, en tout cas, le cours des méfaits que peut engendrer l'absence, sinon la négation, d'éducation sexuelle : un garçon se suicide, une adolescente se retrouve enceinte et mourra des mains d'une avorteuse, un autre se retrouve en pénitencier.

Dans le club des grands

Tel était le matériau de base dont Meme Perlini disposait et dont il tire un parti hautement accordé aux exigences d'une expression théâtrale moderne. Perlini a surgi du creuset de Rome. On lui devait notamment jusqu'ici un « Othello » et un non moins brillant « Locus Solus ». Ce Wedekind ne peut que confirmer son installation à part entière dans le club assez sélect des metteurs en scène de grand format.

En cette confrérie, il y eut la génération des Rouleau, Blin, Vilar, Planchon, de Bergman à Malmoe, et de Visconti, en rupture d'écran. Les âges ayant peu d'importance, il y eut ensuite celle des Strehler, Régy, Brook, Chereau, Mnouchkine, Krejca, ou du « Boulandra » à Bucarest, du « Cricot 2 » de Kantor à Cracovie et de Bob Wilson à New York. Heureuse Italie qui, outre les Florentins d'« Ouroboru » (« Mort de la Géométrie ») et d'« Il Carrozzone » (« Mues de Port Saïd ») compte Perlini parmi l'élite des précités.

Le respect inconditionnel aurait voulu que l'on resitue « L'Eveil du Printemps » à son emplacement « exact » : à la jointure du théâtre romantique allemand et des toutes prochaines déflagrations de l'expressionnisme. Perlini, fort heureusement, n'en a cure. De ce qui est devenu un archétype, il ne prélève que le suc; il tire l'ouvrage vers ses contrées à lui, ne se fiant qu'aux seules transpositions des reliquats de sa propre enfance. D'un chaudron germanique, on passe à un microcosme italianissime, sans déroger en rien à la portée originelle du discours.

Les moyens mis en œuvre sont des plus divers. Perlini joue de l'espace (le plateau du « 140 » a été agrandi), qu'il ponctue de repères tels que des rangées d'abat-jour, de pièces de mobilier significatives et mobiles : un fauteuil, les alvéoles d'un sommier, un lit, une chaire professorale; à ces objets prosaïques viennent s'adjoindre des éléments également mobiles et plus abstraits, comme une énorme sphère en « rouleau compresseur », une horloge balancée à bout de bras. On le voit accorder une attention maximale aux volumes sonores : des climats spécifiques se créent à partir des jappements d'un chien dans le lointain, de fracas de grosses caisses, de phrases musicales répétitives. Les voix des interprètes vont elles-mêmes du ton de la confidence aux éclats, renforçant des épisodes baignés de clandestinité ou de sinistre. Perlini se révélera par ailleurs sculpteur de lumières, graduant l'intensité des clairs et des obscurs par l'extension d'ombres démesurées à l'arrière-plan, des contre-jours, des projections de diapositives.

Style surréaliste et prouesses millimétrées.

Toutes ces trouvailles, de même que les prestations très « physiques » demandées aux membres de la troupe, contribuent au déploiement d'un style authentique où l'album des eaux-fortes surréalistes occupe la place primordiale. Certaines références sont du reste fort explicites : des vues d'un piano dont le clavier est garni d'ampoules électriques (Dali), une collection de personnages anonymes déambulant parmi des grappes de semi-nudités (Delvaux), des bottines haut lacées sous des robes à volants froncés (Balthus), un épisode de lapidation (Bunuel), etc.

Le travail, d'un extrême professionnalisme, accapare même à son profit des défauts inhérents à l'œuvre : des transitions brusques gomment à point nommé ce que le poème dramatique avait de décousu, des jeux de scène comme l'eau répandue, le tourbillon d'un cercueil s'en viennent corriger le verbalisme auquel succombait volontiers Wedekind.

En fait, les seuls reproches que risque d'encourir Perlini auraient trait à son excès d'intelligence et d'ingéniosité. La recherche exacerbée des effets, des temps forts, des morceaux de bravoure, des crailleries, le conduisent un peu vers l'avalanche des prouesses millimétrées. Mais se plaindra-t-on que la mariée soit trop belle à l'heure où tant de médiocres, si vite satisfaits, encombrent les scènes?

Il reste un soir (ce jeudi) pour approcher « La Maschera ».

J.P.

Auteur J.P.

Publication La Libre Belgique

Performance(s) L'Eveil du printemps

Date(s) du 1979-05-08 au 1979-05-10

Artiste(s) Teatro La MascheraFrank Wedekind

Compagnie / Organisation