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Le Festival de Bruxelles, aux Halles de Schaerbeek: 'Lettres de prison' par le Théâtre Elémentaire



La Libre Belgique

24-10-1979

Le Festival de Bruxelles, aux Halles de Schaerbeek

« Lettres de prison » par le Théâtre Elémentaire

Au fond de l'univers carceral, la mémoire fait son lit. Condamné à vingt ans de réclusion, un homme tente de retenir son cerveau que le geôlier vide à coups de bottes le long des couloirs. « Pour vingt ans, nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner... »

La mémoire, on ne l'empêche pas de fonctionner, de disperser autour d'elle les images déchiquetées d'une vie, de tirer des épreuves déformées d'un réel qui s'écroule, de noyer le cerveau dans un flot doucâtre, de se dresser au-dessus du lit d'agonie comme un immense papillon.

Antonio Gramsci condamné à vingt ans, quatre mois et cinq jours de réclusion est une des belles intelligences de l'Italie musolinienne; il est considéré comme le plus dangereux adversaire de la dictature. Communiste, membre du Comité exécutif de l'Internationale, député de la Vénétie, il est arrêté en février 1926 et meurt, frappé d'une hémorragie cérébrale, en avril 1937, sans avoir revu la liberté. Mussolini ne tient aucun compte des diverses pétitions internationales qui réclament sa libération, ni des manifestations qui éclatent de Paris à New York.

Pendant son séjour en prison, Gramsci ne cesse de travailler : il laisse une œuvre théorique considérable, les « Cahiers de prison ».

Le Gramsci que porte à la scène le nouveau spectacle du Théâtre Elémentaire n'est déjà plus le brillant théoricien, le lutteur, le personnage historique; l'Histoire ne colle pas à la peau de l'homme cassé, malade, affreusement isolé. Ce qui remonte à la surface, ce sont les brefs instants de bonheur, le chant des cigales, un rire de jeune fille, un geste de la main sur le quai d'une gare, le bond léger d'un ami cher qui semble rejoindre une autre rive, un pas de valse, une femme au piano, la joue tendre d'une mère, l'écho d'un nom lancé du fond d'une vallée.

Il faut avoir sans cesse à l'esprit que cet homme enlacé dans les bras de la mémoire est ce redoutable Gramsci (redoutable aux yeux du pouvoir) pour mesurer ce que le spectacle a de déchirant.

Depuis ses débuts, Michel Dezoteux poursuit une analyse des débris signifiants. « Lenz ou la neige dans la maison » mêlait des fragments de la vie et de l'œuvre du dramaturge allemand, vie et œuvre soumises à la discontinuité de la mémoire; « Crusoe-Crusoe » glissait au fil d'une logique onirique dans un mouvement de débâcle où le passé et le présent se défaisaient pour se recomposer.

Ce que Dezoteux essaie de montrer dans « Lettres de prison » est également fragile. Quittant le domaine de la fiction pure, il utilise des documents — fragments de lettres, témoignages d'amis — qui s'inscrivent dans une situation historique.

Ce qu'il nous livre ce n'est pas un document; à la limite, nous n'apprenons rien sur Gramsci, dirigeant politique; et même les images qu'il produit, le biais qu'il emprunte au long du récit, expulse la figure de Gramsci. En revanche, il nous entraîne dans le dédale où Gramsci de cercle en cercle s'éloigne de Gramsci.

Jeux de l'enfermement, de la privation, de la liquéfaction, les séquences oniriques sont travaillées dans une matière froide, fluide. On assiste, un peu détaché, à la lente désintégration d'un passé qui semble n'avoir jamais été vécu.

Sur la scène, un lit. Un escalier se perd dans la coulisse : un piano semble abandonné dans l'espace. Une chaise, un banc. Trois femmes : la mère, la femme aimée, la belle-sœur Tania. Un homme, ami ou frère. Et Gramsci, frileux, perdu dans un manteau de nuit. L'Histoire vaincue. L'Imaginaire triomphant.

Où se joue le théâtre? Dans ces glissements entre le vécu et l'impossible? Par moments - mais par moments seulement — l'émotion passe. Il ne suffit pas qu'une image soit belle...

Amid Chakir, Suzana Lastreto, Estelle Marion, Isabelle Pousseur, Pierre Willequet sont les acteurs de ces moments de théâtre, d'une haute tenue, d'une parfaite concision, d'une subtile beauté. Ils sont parfaits.

J.S.

Auteur J.S.

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Lettres de prison

Date(s) 1979-10-24

Artiste(s)

Compagnie / Organisation Théâtre Elémentaire