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Lettres de Prison: vie et mort d'un député italien communiste



Le Soir

25-10-1979

Lettres de Prison : vie et mort d'un député italien communiste

Je ne jouerai ni les martyrs, ni les héros, je suis simplement un homme moyen qui ira jusqu'au bout de ses convictions...

Cette phrase sincère, courageuse et si humaine, c'est Antonio Gramsci qui l'écrivit de la prison où le fascisme italien le tint enfermé de 1928 à 1937, date à laquelle il meurt dans une clinique pénitentiaire de Rome.

Né à Rome en 1891. Gramsci, après des études de philosophie, d'histoire et de philologie, devient journaliste, adhère au parti socialiste en 1913, devient, dès 1917, l'un des chefs de son aile gauche et fonde un journal, L'Ordine Nuovo. En 1921, il participe activement, avec son ami Togliatti, à la fondation du parti communiste italien, dont il devient un des dirigeants. Député, il est arrêté en 1926 pour son opposition au régime fasciste.

Ses œuvres, éditées après 1951, sont tirées des 32 cahiers écrits en prison.

Si nous nous étendons longuement sur la biographie de ce martyr du fascisme, c'est que le spectacle Lettres de prison, que présente le théâtre belge Elémentaire, ne fournit guère de précisions sur Gramsci, sujet principal de la représentation.

Certes, le réalisateur Michel Dezoteux abat les cartes d'emblée : la pièce, dit-il, ne sera pas une biographie scénique de l'homme politique italien. Fallait-il, pour autant, ignorer en grande partie le bruit que faisait toute une époque, ô combien redoutable, autour de la personnalité de Gramsci? C'est un peu facile... Pour prendre un exemple connu du plus grand nombre, rappelons que le film Une journée particulière, d'Ettore Scola, consacré au fascisme, tout en contant une anecdote bien précise, faisait bruisser autour de ses héros toute la rumeur historique qui les entourait. Bien sûr, le cinéma n'est pas le théâtre, mais des équivalences scéniques, des signes, auraient pu être trouvés (équivalences et signes qui truffent les meilleurs moments de la pièce Méphisto, de Mnouchkine, qui, à tout moment, évite le piège du théâtre-document).

On nous répondra que Lettres de prison dépasse le cas individuel de Gramsci et décrit la passion de tout individu saisi dans l'univers carcéral.

Et c'est assez juste. Sur la scène noire des Halles de Schaerbeek, un lit de fer, une chaise, une machine à écrire, et, au-dessus d'un escalier, un piano, servent de décor aux rêves douloureux et poétiques d'un homme en prison. Un peu comme dans une symphonie, les voix et les sons se répondent : appels de Gramsci, douleurs de ses proches, étape d'un calvaire, valses lentes, bruits de bottes, vieille chanson populaire sarde, chants d'oiseaux... Fragments de lettres de Gramsci, témoignages d'amis, se mêlent et forment une réinvention poétique d'une vie réelle.

C'est assez réussi, mais c'est assez court aussi. Certes l'émotion passe, mais elle est plus jolie que profonde; la pudeur règne, mais elle est comme un manque d'invention.

Le travail de Michel Dezoteux et de son théâtre Elémentaire est très particulier. Ses réalisations (gestes lents des comédiens, correspondances, interférences ou chocs entre le corps et le verbe) sont

comme des machines à rêver, des dirigeables pour l'imaginaire. Crusoé-Crusoé, le précédent spectacle de l'Elémentaire, était une superbe réussite de cette forme de travail. Avec Lettres de prison, on ressent une impression de non abouti, de surplace.

Car, enfin, les lettres de prison de Gramsci traitaient de la critique de l'idéalisme, du problème des intellectuels, des grands moments historiques de l'Italie, de l'analyse marxiste, de la question méridionale, etc. Et toute cette intelligence, sur scène, est à peine effleurée.

Si Dezoteux et son équipe n'ont voulu traiter — ce qui est strictement leur droit — que de l'être humain Gramsci, ni saint, ni prophète, ni martyr, mais simplement un homme qui souffre, en prison, dans son corps, son cœur et son cerveau, n'est-on pas en droit de leur réclamer des images plus originales et plus nombreuses que celles qu'ils nous proposent? Trois femmes en blanc sur la scène (très tchékhoviennes, ces femmes), des valses lentes, des chants d'oiseaux, des répétitions de dialogues, c'est un peu mièvre et convenu.

Lettres de prison est un travail à demi-réussi, la réelle unité du spectacle constituant une bonne part de la réussite. Il y a là, aussi, un nouveau travail théâtral belge que tout curieux de théâtre doit aborder s'il veut savoir de quoi l'avenir sera fait.

L. H.

Amid Chakir (Gramsci), Suzana Lastreto, Estelle Marion, Isabelle Pousseur, Pierre Willéquet, jouent ce spectacle le mercredi 24 octobre, aux Halles, à 21 h.

Auteur L.H.

Publication Le Soir

Performance(s) Lettres de prison

Date(s) 1979-10-24

Artiste(s)

Compagnie / Organisation Théâtre Elémentaire