Archives du Théâtre 140


Winston Tong et ses poupées: dix minutes de grâce pure



Le Soir

31-10-1979

Winston Tong et ses poupées : dix minutes de grâce pure

Accroupi sur le drap immaculé (blanc comme son visage fardé, aux traits à peine marqués), Tong déroule lentement la pièce d'étoffe noire (noire comme son costume et comme l'obscurité tout autour) qui enrobe ses deux poupées, la femme et l'homme. Chacun retient son souffle : l'instant est magique...

On le savait d'avance : de tout le programme du Festival international de théâtre, le spectacle de Winston Tong était une des valeurs les plus attendues. Une des plus mystérieuses, aussi : rien de commun avec le grand spectacle de Glass et Childs, qui attira deux mille personnes à Forest-National. L'intimisme et une touche de vénération. De lui, on ne savait guère que ce qu'en voulaient bien dire Jo Dekmine, du Théâtre 140, et Frédéric Flamand, du Plan K, qui l'avaient découvert à Hambourg: de leur bouche, on entendait comme le début d'une légende, celle d'un homme venu de l'Orient lointain et qui insufflait la vie à ses poupées, une vie génialement tragique. Les croyant sur parole, on attendait donc l'instant.

C'est la femme, d'abord, qui se redresse, chancelant sur ses pieds endoloris par les bandelettes à la mode chinoise: elle s'agenouille puis s'affale. L'homme ensuite se lève à son tour, considère sa compagne endormie ou évanouie et, avec des mouvements pétris du sens du sacré, se prosterne à ses pieds pour les couvrir de furieux baisers. La douleur et le plaisir mêlé réveillent la femme, qui s'abandonne tout entière au tourment. Enfin, son amant, en un geste où se devine toute la mâle tendresse du monde, lui ôte les chaussons de torture...

Pas un instant, Tong n'a cherché l'artifice : ce ne sont que poupées de son, sans nul costume, et ses mains ne se cachent pas pour manipuler les corps. Mais la dextéri du montreur, qui leur imprime le moindre frémissement, l'exacte tension, le même abandon que l'on pourrit attendre de corps vivants, cette dextérité se joint à la beauté des poupées, aux proportions parfaites, au visage ému, aux yeux comme humides. Et les poupées reçoivent la vie. Ce moment est incroyablement fascinant, impossible de se distraire de cette contemplation!

Cela dure dix minutes à peine, mais c'est assez pour qu'on oublie tout le reste, l'œuvrette maladroite qui occupe la première moitié de la soirée, les jeux d'ombres naïfs, la pauvreté des bribes de film qui accompagnent l'action et la mauvaise organisation de l'espace réservé au public, dont une moitié ne peut qu'entr'apercevoir le plateau. Mais rien de cela ne compte plus: avec les « Pieds bandés », Winston Tong touche au sublime, à l'intériorité totale. Par ces seules dix minutes de grâce, Tong a marqué le festival. Il marquera sans doute toute la saison. Toute l'époque théâtrale, peut-être...

DANIEL DE BRUYCKER.

Du 30 octobre au 1er novembre, à 20 h 30, aux Halles de Schaerbeek. L'agencement de la salle sera remanié pour permettre une meilleure visibilité du spectacle.

Auteur Daniel De Bruycker

Publication Le Soir

Performance(s) [jeu de poupées]

Date(s) du 1979-10-30 au 1979-11-01

Artiste(s) Winston Tong

Compagnie / Organisation