Archives du Théâtre 140


Mabou Mines au théâtre 140: la séduction perverse du téléphone



Le Soir

4-10-1980

Mabou Mines au théâtre 140:

la séduction perverse du téléphone

Le collectif des « Mabou Mines », qui porte le nom d'une petite ville minière, s'est constitué en 1969 et est établi à New York. La compagnie partage ses activités entre la réalisation d'animations et la mise en scène de textes contemporains. Acteurs, manipulateurs, créateurs d'images, les « Mabou Mines » sont déjà venus à Bruxelles, en novembre 1979 au Festival international de théâtre où ils avaient fait une forte impression. Leur retour au théâtre 140 ne déçoit pas avec un spectacle dans lequel se fondent un acteur, une marionnette, des voix et les sons d'une ville.

Sur scène : l'esquisse d'une cabine téléphonique et deux téléphones...

Un petit homme s'y trouve. Il est comme enfermé dans l'espace désert d'un théâtre, d'une ville, d'un monde, d'un univers. Désert? Il y a des voix pourtant, surgies de nulle part, douces ou impératives, qui l'envahissent comme elles envahissent la scène et les spectateurs face au petit homme.

Un petit homme? Un homme, vraiment? En tout cas, il parle. Il parle, parle, parle, passe d'un téléphone à l'autre, poursuit deux conversations, cherche sans arrêt de nouveaux jetons pour appeler encore, ailleurs, n'importe où peut-être mais ce n'est pas sûr.

Il parle et son monologue hallucinatoire se déroule sans fin comme un serpent de sons sans sens, comme ces discours télévisés monocordes qui ne sont plus qu'une parade de mots. Il parle non pour « dire » mais pour « être » : on le lira plus loin, c'est essentiel pour lui, c'est son existence. La parole, il l'a et il la garde, il s'en soûle, il s'en grise. Elle l'emporte tellement loin qu'elle n'est plus qu'une musique, un fleuve d'existence.

Quand l'interlocuteur au bout du fil devient trop envahissant, quand cette autre parole risque de déposséder le petit homme de son identité vacillante, de le percer à jour, de le démystifier, il raccroche... Pourtant, ces autres voix, parfois, s'imposent contre sa volonté. Elles mugissent, graves, lentes, menaçantes comme ces voix qu'on entend dans les cauchemars. Elles surgissent de partout : d'un haut-parleur invisible, du néant, d'un pneu géant qui pénètre sur la scène, ou de son imagination.

Que craint-il ce petit homme? Ce reflet d'Al Pacino, de Robert de Niro, de Dustin Hoffman, qui semble sorti d'une pièce violente d'Horowitz. L'Indien veut le Bronx ou Le Premier par exemple. Il est tout le monde, il n'est personne. En fait, il n'existe pas.

Car ce petit homme est une marionnette. Une marionnette qui a la tête d'un pantin de Danny Kaye dans Knock on wood et le blouson de cuir du héros de Taxi Driver. Une marionnette animée par un comédien-démiurge manipulateur, son double humain, toujours présent sur la scène, parfois complice, parfois jaloux. Un double tout-puissant qui lui donne la parole ou qui la lui reprend, qui lui donne vie ou l'abandonne, tas de bois et de chiffons inerte. Le comédien est son double. Ou inversement? Le manipulateur et sa marionnette, là, sur les planches du 140, sont-ils deux ou un? Gardons-nous de conclure…

Spectacle envoûtant, étrange, dont on ne comprend guère l'américain argotique, ce qui n'a aucune importance finalement car la marionnette et son acteur ont un pouvoir hypnotique sur le spectateur. Ce « Un prélude à Mort à Venise » (titre qui n'a qu'une signification évocatrice d'images) joué par « Mabou Mines » fascine. Comme on est fasciné, parfois, par une silhouette qu'on aperçoit, dans la rue, à travers les vitres d'une cabine téléphonique et qu'on tente de reconstituer cette conversation privée : rendez-vous amoureux, scène de rupture, mots tendres, banals ou insultes... Et si nous étions tous la marionnette des autres, se dit-on en sortant du théâtre 140.

Le travail de « Mabou Mines » est un inquiétant travail d'orfèvre pour des spectateurs qui n'ont pas peur de découvrir que les aiguilles de leur horloge intérieure tournent peut-être fou...

LUC HONOREZ.

Jusqu'au 5 octobre.

Auteur Luc Honorez

Publication Le Soir

Performance(s) Un prélude à Mort à Venise

Date(s) du 1980-10-01 au 1980-10-05

Artiste(s) Mabou Mines

Compagnie / Organisation