Archives du Théâtre 140


'Sankaï Juku' au Théâtre 140. Ascèse spirituelle et fantasmes fabuleux



La Libre Belgique

10-10-1980

« Sankai Juku » au Théâtre 140

Ascèse spirituelle et fantasmes fabuleux

Pendant deux heures, mercredi soir, la salle comble du Théâtre 140 a retenu son souffle devant le fascinant spectacle que leur présentaient les cinq acteurs japonais de « Sankai Juku ». L'extrême élaboration de leur travail, la prodigieuse maîtrise qu'ils exercent sur leur corps, la constante pureté de leurs mouvements, le ralenti des gestes qui traduit la continuité perpétuelle de tout ce qui bouge sur la Terre et qui prend le contrepied des films qui montrent de façon accélérée l'éclosion d'une fleur, la fulgurance des images, le contrepoint parfois inattendu de la musique moderne, la référence à ses statues antiques de dieux ou de guerriers, tout cela crée un ensemble qu'il faut courir aller voir.

Hélas, la dernière soirée a lieu ce vendredi soir, les organisateurs n'ayant pas osé prendre la risque d'une série prolongée de représentations. Mais nous avons appris avec plaisir, que « Sankai Juku » reviendra en décembre pour une longue tournée à travers la Belgique. A inscrire dès maintenant dans son agenda.

Le spectacle est formé de plusieurs scènes qui constituent toutes des tableaux en soi, par la qualité inouïe des éclairages, par l'invention des costumes, par le silence absolu ou la musique éclatante sur lesquels l'action se déroule. Un petit garçon au crâne rasé, en uniforme kaki à culotte courte, qui tombe à la renverse comme on ne sait quelle sentinelle postée à l'avant-plan de son rêve fantasmagorique, et qui serait terrassée par le surgissement même de ce rêve; quatre statues blanches aux torses enfarinés, drapés dans des pagnes empoussiérés et le visage comme mangé par la lèpre des siècles révolus et des fatalités aveugles; un garçon blanc comme un rayon de lune qui presse contre son torse un paon aux plumes d'ocre et d'azur, tandis que des coups de fusil retentissent dans le lointain; ce même paon se promenant majestueux et picorant, tandis que quatre athlètes quasis nus se livrent à des rituels de danse et de combat; un gros poupon en kimono mauve qui descend lentement du fond de la scène, tressaille longuement d'un long rire inextinguible, se métamorphose bientôt une longue figure énigmatique secouée par les pleurs; ces dieux ou ces guerriers qui par la peau et les vêtements ressemblent à des terres cuites; ce corps qui pend nu, la tête en bas, dans une échancrure du décor d'un bleu d'aurore sur le mont Fuji-Yama, accroche à un étendard d'un rouge pareil au sang coulant du ventre ouvert de Mishima : autant de moments fabuleux d'un inoubliable collier de fantasmes qui se veulent représentatifs de notre monde actuel.

A la base de la conception du spectacle, et lui conférant sa signification essentielle, on trouve le […] (ou Voie du Combattant), conception humaniste des arts guerriers qui s'épanouit vers la moitié du siècle dernier, et considéré que l'usage spirituel qu'on fait des armes importe plus que les armes elles-mêmes; La Voie du combattant est donc discipline, ascèse mais aussi science et technique pour allier le corps et l'âme dans une mutuelle domination, et réaliser ainsi l'idéal extrême-oriental du sage qui ne sépare pas l'homme d'action du penseur.

On pourrait en dire plus sur ce spectacle hors de l'ordinaire. Nous en reparlerons quand il nous reviendra en décembre.

Jacques FRANCK.

Auteur Jacques Franck

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Le Rêve du garçon au crâne rasé

Date(s) du 1980-10-08 au 1980-10-10

Artiste(s) Sankaï Juku

Compagnie / Organisation