Archives du Théâtre 140


'Sankaï Juku': au Théâtre 140: le spasme obsédant de la mer!



Le Soir

11-10-1980

« Sankaï Juku » : au Théâtre 140 :

le spasme obsédant de la mer!

Un enfant au crâne rasé rêvant; des poissons transsexuels; un paon vivant dans les bras d'un danseur; un nain de music-hall; dés guerriers exotiques; des lutteurs, des amants, qui s'enlacent, nus; mille queues de thon en panneaux immenses, saisissants; Ennio Morricone, un régiment de cornemuses et Amon Düül en musique, cinq corps enfin, d'une grotesque et flamboyante impudeur : quelques éléments seulement, relevés au passage dans l'anecdote et la plastique de « Graine de Cumquat », de Sankaï Juku! Cette énumération n'appelle aucune conclusion, sans doute tant son désordre reflète surtout l'ésotérisme dévergondé d'un collage visuel et gestuel radicalement différent de toute référence dans le théâtre ou la danse contemporains. Un catalogue, quand même, qui peut suggérer quelques précisions utiles.

Sankaï Juku n'est absolument pas une « japonaiserie » : si le style buto que pratique le groupe manifeste l'attachement le plus entier au Japon traditionnel, à ses rites et à son caractère, la centaine de danseurs qui vivent là-bas cet art nouveau n'en sont pas moins des marginaux, volontiers révoltés, pionniers d'une pratique qui se réfère avant tout aux valeurs bouleversées de l'après-guerre nippon et aux poètes français de la perversité, de Sade à Genet. Ce n'est pas un hasard si le buto a conquis droit de cité dans le sillage violent du Student Power en '68 : hérétique, bien plus qu'hermétique.

Sankaï Juhu n'est pas même une « orientalerie » : cet hermétisme et la froideur de ses éclatements ne sont pas moins mystérieux et choquants pour le public japonais que pour l'Europe fascinée, quand elle ignore s'il faut ici contempler ou s'émouvoir, hurler ou méditer en rire ou l'exécrer… « Le buto est une odeur » nous dit Ushio Amagatsu avec un fin sourire; c'est moins une philosophie que le rappel de cette hérésie à toute commune politesse du corps, que célèbre sa danse ambiguë!

« Graine de Cumquat » est bien un spectacle de la lenteur, avec ses sept tableaux d'une action parcimonieuse pour deux heures de déferlement. Mais le spectre de Bob Wilson n'est pas à évoquer ici, où l'on préfère un somptueux écrin façon Kurosawa aux dépouillements géométriques et un éclectisme incongru dans le décor sonore, aux boucles fades de Philip Glass. C'est pourtant la même esthétique maniérée, le même goût pour les états primitifs du corps et des matières, la même préoccupation d'absolu sensible. Mais autour de ces cinq danseurs énigmatiques, Sankaï Juku construit, mieux et plus simplement une sculpture violemment charnelle dans ses ultimes raffinements, et un des plus beaux objets scéniques qu'il soit possible de voir aujourd'hui!

DANIEL DE BRUYCKER.

Auteur Daniel De Bruycker

Publication Le Soir

Performance(s) Le Rêve du garçon au crâne rasé

Date(s) du 1980-10-08 au 1980-10-10

Artiste(s) Sankaï Juku

Compagnie / Organisation