La Libre Belgique
30-10-1980
Radeis au Théâtre 140
Je ne savais pas que l'Angleterre était si belle
GENRE : indéfinissable.
AUTEURS : Les Radeis.
INTERPRETES : Les Radeis : Dirk, Jos, Jan et
Pat.
Ils se présentent, un à un et en silence, sur la scène encombrée de sacs et d'objets hétéroclites. Le premier se tient immobile, ne regardant rien de particulier, le second arrive avec un bouquet de fleurs qu'il se met a effeuiller, le troisième porte deux valises et une canne à pêche…
Ajoutez-en un quatrième et vous avez les Radeis revenus au Théâtre 140 un an après y avoir créé Pour cause de Maladie. Ik wist niet dat Engeland zo Mooi was est le titre de leur nouvelle... Non, ce n'est pas une pièce. Mais alors, qu'est-ce au juste? Comment nommer l'innommable, le moyen de définir ce qui ne relève d'aucune définition, ce qui n'entre dans aucune catégorie?
Les Radeis ont inventé un langage sans paroles — sinon totalement inarticulé : de loin en loin, s'élèvent du sein de cet étrange quatuor, un mot, un cri, un marmonnement... Langage occasionnellement sonore, mais essentiellement visuel; espéranto muet qui permet a ces flamands d'être compris dans l'instant, partout ou ils ont été (Paris, Rome, Copenhague...) et où ils se rendront (bientôt aux Etats-Unis).
Art de la pantomime? Pas vraiment, car le regard, chez eux, l'emporte sur le geste, sinon sur la mimique; et le corps, dans son inertie expressive, dans son opacité fondamentale, prime la transparence du « signe ». Le mime est, presque toujours, un être d'exception. Or, il appartient aux Radeis d'incarner l'homme ordinaire, l'homme insignifiant et anonyme projeté, de but en blanc, dans un univers rigoureusement quotidien que leurs silences délibérés ou inconscients, leur impuissance à communiquer, leur déplacement dans un espace vide, frappent aussitôt d'absurdité.
Leur marque sans doute la plus distinctive, ce qui explique le fond de malaise qu'ils dégagent par-delà le rire, c'est l'absence évidente de finalité de tout ce qu'ils entreprennent. Ces huluberlus sont des champions de l'inutile, des virtuoses du néant. Parfois, nous les voyons saisis d'une agitation soudaine qui les fait traverser la scène ou ouvrir la bouche comme s'ils allaient se mettre à parler. Faux espoir : bientôt ils retourneront a leur immobilité première, à leur attente vaine et placide de quelque chose qui n'aura pas lieu...
Ils nous ont rappelé parfois Tati, le plus souvent des dessinateurs modernes comme Sempé ou l'Américain Saul Steinberg; bref, des artistes qui ont peint l'homme d'aujourd'hui, minuscule et dérisoire, perdu au sein d'un univers indéchiffrable et linéaire. Sauf que les Radeis ignorent l'humour noir, s'ils affectionnent le non-sense. Grotesques, ils n'en sont pas moins sereins et parfois tout bruissants de jubilation enfantine.
A cela, ils joignent une particularité : un art de l'illusion pratique, presque toujours, a des fins parodiques. D'accessoires sans prestige, ils tirent un monde à leur image. Un ballon couleur orange devient le soleil; des toiles de plastique, la plage et la mer. Tout un univers « paradisiaque », anonyme lui aussi, s'épanouit sous nos yeux, musique glamour à l'appui…
Dans ce langage impressionniste, la relation entre l'homme et l'objet occupe - comme chez les artistes de music-hall - une place fondamentale. L'objet est presque toujours utilise en porte-à-faux des microsillons cherchent à rentrer dans un magnétophone, un énorme poisson dans une minuscule boîte a sardines?
Ce sens de l'économie souveraine, cet art elliptique de la suggestion, nous le retrouvons dans la durée du spectacle cinquante minutes, ni plus ni moins. Paradoxe on eût souhaité davantage de condensation. Dans cet art exigeant et difficile, fondé sur la stylisation, les temps morts eux-mêmes doivent être des temps forts : le moindre fléchissement de l'intérêt est durement ressenti.
En dépit de ces quelques défaillances, qui substituent le sourire du fou-rire, les Radeis s'imposent comme des comiques originaux, acteurs-auteurs qui ont réussi a créer un monde à la fois sarcastique et naïf. Monde farfelu, déroutant et détonnant, ou pourtant il nous est possible de reconnaître un reflet de nous-mêmes. C'est peut-être pour cette possibilité d'identification que le public a fort bien accueilli la seconde apparition bruxelloise des Radeis.
Théodore LOUIS.
Auteur Théodore Louis
Publication La Libre Belgique
Performance(s) Ik wist niet dat Engeland zo mooi was
Date(s) du 1980-10-27 au 1980-10-31
Artiste(s) Radeis
Compagnie / Organisation