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Voilà pourquoi il faut voir Pourquoi Benerdji s'est-il suicidé?



Le Soir

10-1-1981

Voilà pourquoi il faut voir

Pourquoi Benerdji s'est-il suicidé?

Quand le théâtre vit vraiment, quand, sans se dessécher, sans se couper de la vie et de ses combats, il devient une idée qui chante et qui bouge, alors le plaisir du spectateur grandit comme une fleur lyrique; plaisir d'analyse mais aussi, quelque part, plaisir aussi simple, aussi direct, que le sourire d'une jeune fille. J'aimerais trouver tous les mots pour vous conseiller d'assister aux représentations de « Pourquoi Benerdji s'est-il suicidé? » A quoi bon! Allons directement à l'essentiel: bloquer immédiatement une de vos soirées, entre le 21 et le 24 janvier, rendez-vous au théâtre 140 et partagez le bonheur pris par le public du Festival d'Avignon 1980 à la vision de cette oeuvre, écrite par Nazim Hikmet et mise en scène par Mehmet Ulusoy, l'homme du « Nuage amoureux… » « Pourqoui Benerdji s'est-il suicidé? »; le « Broadway du discours politique »!, comme le dit Jo Dekmine en une formule excessive mais sympathique…

Sur scène, la roue tourne. Deux roues en fait, l'immense et la moyenne, pas des instruments de torture ni des attractions foraines (encore que…). On est à Calcutta, en 1929, et l'écrivain marxiste turc Nazim Hikmet raconte l'espoir et le désespoir de son ami le leader hindou Benerji et de ses camarades de lutte aux prises avec l'Intelligence Service et leur propre conscience.

Benerdji fera 15 ans de prison. Au moment de sa libération, à l'instant où la victoire se profile, il se suicide (et l'on songe à Maïakovski). Pourqoui? Epuisé physiquement, diminué intellectuellement, il sait qu'il est un poids pour le progrès et qu'il ne peut que court-circuiter l'avenir…

Tout cela raconté par Mehmet Ulusoy et ses comédiens avec intensité et un humour oriental très proche de notre sensibilité. Que reste-t-il, aujourd'hui, du sacrifice de ces gens? Subsistent les questions, la qualité des « doutes », les ferveurs, la valeur des hommes comme on dit aujourd'hui, dans les mauvais films américains. Hier Calcutta… Aujourd'hui Istanbul, Buenos Aires, Moscou, Varsovie, l'Afghanistan, l'Irlande? Pourquoi! Et si Benerdji était toujours parmi nous?

Mehmet, géant politique

Mehmet Ulusoy est venu annoncer son spectacle à Bruxelles. C'est un géant débonnaire qui a le rire d'un énorme Donald Duck barbu. Coup de fourchette colossal et gosier asséché, il a fait honneur au boeuf bourguignon et aux vins de René Praile, sans qui « Pourquoi Benerdji s'est-il suicidé? » ne serait pas venu à Bruxelles.

Ce Turc, qui vit à Paris depuis 1972 et qui a fondé le théâtre de la Liberté, est une nature généreuse. Il mêle l'intelligence à l'humour et dégage cette poésie robuste qu'ont les êtres en perpétuel mouvement.

Il manie la formule rapide et féroce, profondément communiste mais n'appartenant à aucun parti, il dit: « Brejnev, c'est un type dégueulasse, le pape des salauds. J'ai mal à l'Afghanistan, tu peux pas savoir ». Puis mélancolique et caressant sa barbe qui grisonne, il trinque avec le directeur du 140: « Dis, Dekmine, tu trouves pas qu'on vieillit ». Petits mouvements de gymnastique de Dekmine pour prouver qu'il n'en est rien.

- Les deux roues qui tournent et qui servent de support acrobatique sont, Mehmet, des éléments essentiels de votre mise en scène. Comment l'idée des roues vous est-elle venue?

- Naturellement. Sans arrêt, Hikmet parle de l'eau qui coule, d'Héraclite, du cosmos, d'un moulin. L'idée d'une roue s'imposait d'elle-même à la lecture du texte… Dès que le décorateur, un type génial: Michel Launay, nous a donné les roues, la mise en scène s'est faite en cinq jours. Elle est née de leur mouvement. Si bien que les comédiens et moi-même on pouvait tranquillement aller au bistrot: la mise en scène s'était imposée.

- Vous appréciez particulièrement le poète turc Nazim Hikmet. Avant Benerdji, vous aviez déjà monté Légendes à venir et Le Nuage amoureux…

- Nazim, c'est une écriture fantastique et moderne, il mélange le poème épique et le scénario de film. C'était un type extrêmement courageux, un anti-stalinien notoire, quelqu'un qui, lorsqu'il était à Moscou, en 1922 et après, dérangeait énormément et ne fermait pas sa bouche. Nazim parle simplement, sans métaphores, c'est pour cela qu'il touche tout le monde. Il est poête et révolutionnaire. Et c'est la chose la plus difficile au monde que de mélanger conviction politique et poésie. Il faut être un génie pour ne pas s'y casser la gueule.

- Quel sera votre prochain spectacle?

- Un Rabelais! J'adore son côté païen. Sur la scène, il y aura un géant de 7 mètres de haut sur 7 de large; il sera fait de carcasses de voitures.

Avec une volubilité orientale et quelques jurons tout à fait parisiens, Mehmet raconte, définit. Le communisme: « Le communisme, c'est la poésie, la générosité. Et rien d'autre ». Le secret de la création: « On était quelques metteurs en scène parisiens autour d'une table. On me demande ce que je vais mettre en scène. Je lance, comme ça, pour dire quelque chose: « Le Capital », de Karl Marx! Ma mère, je n'avais jamais lu ce livre. Je l'ouvre: je n'y comprends rien, je m'ennuie. Finalement, j'y ai pris ce qui me semblait le plus vivant, le plus « drôle ». Et ça a donné Dans les eaux glacées du calcul égoïste, un grand succès! ».

Et Mehmet se reprend du vin… Vous buvez du petit lait en alleant voir Pourquoi Benerdji s'est-il suicidé? (un titre trop austère pour un spectacle si vivant; Mehmet le reconnaît lui-même mais il n'en a pas trouvé d'autre!).

LUC HONOREZ.

Auteur Luc Honorez

Publication Le Soir

Performance(s) Pourquoi Benerdji s'est-il suicidé?

Date(s) du 1981-01-21 au 1981-01-24

Artiste(s)

Compagnie / Organisation Théâtre de Liberté