Archives du Théâtre 140


Le Théâtre de Liberté au 140, Pourquoi Benerdji s'est-il suicidé?



La Libre Belgique

25-1-1981

Le Théâtre de Liberté au 140

Pourquoi Benerdji s'est-il suicidé?

Sur scène, un narrateur ressuscite une histoire. Il s'apelle Nazim Hikmet, de son vrai nom d'écrivain. Il est turc et d'un marxisme sans doute plus généreux que dogmatique, plus rond que fanatique. L'histoire qu'il nous raconte est d'ailleurs.

C'est une histoire de l'Histoire. Elle s'est passée hier. Elle est, sous d'autres cieux, toujours d'aujourd'hui et sera, vraisemblablement, en d'autres circonstances, demain.

On est à Calcutta, ville de l'Inde où coulent un fleuve et la vie aux pieds d'un homme jeune, Benerdji, qui, allié à quelques camarades, « consacre sa vie tout entière et non ses soirées libres » à un combat en faveur de l'indépendance de son pays. Très vite arrêté avec ses amis révolutionnaires, celui-ci sera, seul, remis en liberté et faussement suspecté, par les siens, de trahison. Par la suite, il sera réhabilité par ceux qui avaient, trop vite, douté de lui. Et puis, il sera, à son tour, emprisonné durant quinze ans et, au sortir de cette épreuve, devenu une sorte de héros et ne s'en reconnaissant plus les forces vives, c'est à ses propres doutes et interrogations qu'il sacrifiera délibérément sa vie. Afin que ne soit pas trahi l'espoir en mouvement.

A travers une telle histoire qui pose bien d'autres questions, nous nous prenons, évidemment, à nous interroger nous-mêmes. Sur nos choix. Sur nos raisons. Sur nos refus et reconnaissances qui, parce que la tête nous tourne souvent d'idées mêlées et contradictoires, nous font, avant que d'en comprendre, crier avec le dernier « type qui dit des choses de poids » et, puis, chanter avec la masse.

Ce qui, dans le spectacle qui nous est proposé par le Théâtre de Liberté, tourne le plus immédiatement, c'est une roue. Et dans cette roue, gigantesque, s'imbrique une seconde roue, plus petite. Et ces deux roues tournent de concert ou en sens inverse ou sur elles-mêmes. Elles tournent en accéléré ou au ralenti, à l'instar de la vie qui emporte, du temps qui passe et du destin qui change. Elles sont roues de fête ou d'infortune. Elles broient comme tous les engrenages des machines, déversent des êtres et des rêves comme les pales des moulins déversent l'eau et se figent comme se figent, parfois, les heures et les idées. Elles balancent comme les faveurs des foules et s'emballent comme les tètes et le cœurs des hommes.

Et ces roues — pensées par le décorateur Michel Launay et réalisées par Philippe Lantieri et Richard Omont — sont si ingénieuses et font si intrinsèquement corps avec un texte tantôt poétique, tantôt descriptif, là drôle, ici tendre, tout en ruptures de ton mais, parfois, long et confus, qu'elle en deviennent l'élément essentiel d'une réalisation visuellement fascinante. Elles sont acteurs parmi les acteurs.

Tout ce spectacle, en effet, bien que conduit par Mehmet Ulusoy avec une grande rigueur esthétique, est, avant tout, un travail d'équipe. Chacun, acrobate autant que comédien, s'accroche et se meut et glisse et ploie entre les roues du décor et l'écriture de la pièce avec un même naturel et une égale - et prodigieuse - dextérité. Ils ont noms Daniel Soulier, Daniel Martin, Mehmet Ulusoy, Karina Chérès et Jacques Dimanche à se partager ces mérites. Si ce spectacle, dont il convient également de saluer la musique et les superbes éclairages, ne parvient pas à piéger constamment tout ennui, il n'en demeure pas moins d'un souffle très puissant et d'une virtuosité étonnante.

Monique VERDUSSEN

(Jusqu'au 24 janvier)

Auteur Monique Verdussen

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Pourquoi Benerdji s'est-il suicidé?

Date(s) du 1981-01-21 au 1981-01-24

Artiste(s)

Compagnie / Organisation Théâtre de Liberté