Archives du Théâtre 140


Pourquoi Benerdji s'est-il suicidé? Quand la révolution devient pensum



Le Soir

26-1-1981

Pourquoi Benerdji s'est-il suicidé?

Quand la révolution devient pensum

Créée en Avignon cet été, ce spectacle ambitieux est l'adaptation théâtrale d'une œuvre de Nazim Hikmet le plus « grand poète turc », mort en 1963, militant communiste devant l'Eternel. En fait Nazim Hikmet a fait sienne la cause de tout l'Orient. Il naît en 1902 à Salonique au moment où l'empire ottoman s'effondre comme château de cartes. Quatre ans après la révolution d'Octobre, Istanbul est occupé et le poète en colère résout de se battre avec cette population qui va de tyrannie en tyrannie.

Il commence par aller voir ce qui se passe à Moscou où il se lie avec les artistes d'avant-garde (futuristes, constructivistes) et avec Maïakovski, s'initie au marxisme-léninisme et au théâtre puis revient en Turquie où il voudrait bien qu'on distribue la terre et les usines aux travailleurs. Mais le nouveau pouvoir ne l'entend pas de cette oreille. En tout, Nazim Hikmet fera, dans son pays, dix-sept ans de prison.

En 1950 il est libéré après une vaste campagne mondiale et à nouveau persécuté pour ses idées révolutionnaires. Logique avec lui-même, il choisit l'exil et devient soviétique (« C'est un dur métier que l'exil »), mais là aussi il se montre sensible aux failles du système.

Ecrit en 1929 alors qu'il vient de passer sept mois dans une prison d'Ankara Pourquoi Benerdji a mis fin à ses jours est, en fait, un récit assez bref qui aurait été inspiré au poète turc par la mort de Maïakovski. La pièce que l'on voit au théâtre 140 dans une mise en scène de Ulosoy est hélas devenue un pensum conscientisant.

Dans un premier temps pourtant on est très favorablement impressionné par le dispositif scénique qui occupe tout l'espace; une immense roue pourvue d'une plus petite que les acteurs manient avec une agilité de prestidigitateur est évidemment le symbole universel de l'éternel retour avec ce qu'il faut d'allusions à la philosophie hindoue et à celle d'Héraclite, le plus indien des philosophes grecs. « Tout coule et rien ne s'arrête » : en termes communistes, quoi qu'il arrive la vie continue, il n'y a pas de destin individuel, et chaque homme au coeur de son combat n'est jamais que le maillon d'un projet global qui le dépasse.

Plaqués sur ce schéma bien connu au rythme de cette roue qui ne cesse de produire ses « révolutions » (de façon obsédante au point qu'elle requiert toute l'attention au détriment du texte) les agissements de Benerdji forment la trame du spectacle. Personnage que l'on a voulu aussi mécanique et aussi froid que celui d'un nouveau roman. En scène, aussi, l'auteur du récit qui dialogue avec ses personnages, les interroge tout en sentant qu'ils lui échappent. Tout cela baigne dans une distanciation « brechtienne » dont l'effet principal est de rendre la pièce terriblement ennuyeuse, privée de chair et d'émotion, esthetique avant toutes choses, intellectuelle plutôt qu'intelligente.

Ni la musique, ni l'exotisme du Gange, ni l'intuition que le texte recèle — à le lire, il livre peut-être de fulgurantes beautés — ne sauraient cautionner cette pièce qui existe d'abord comme performance ou « happening ».

A Cassel, lors des fameuses Documenta, dernier cri de l'art contemporain, la roue aurait fait merveille comme sculpture d'environnement. Sur la scène du 140, où le spectacle se veut vivant […] l'est le plus souvent elle est signe d'impuissance théâtrale.

DANIÈLE GILLEMON.

Auteur Danièle Gillemon.

Publication Le Soir

Performance(s) Pourquoi Benerdji s'est-il suicidé?

Date(s) du 1981-01-21 au 1981-01-24

Artiste(s)

Compagnie / Organisation Théâtre de Liberté