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M 7 Catalonia au 140: l'hygiène qui tue…



Le Soir

5-2-1981

M 7 Catalonia au 140 : l'hygiène qui tue...

Imaginez, dans une sorte de prison lumineuse, de laboratoire cubique tissé de spots trop éblouissants pour être honnêtes, deux doctoresses en sciences inhumaines corsetées comme des cosmonautes ou des hôtesses de l'air. Elles arborent un sourire sucré, très « cheese », elles parlent un sabir américano-suédois. Devant nous qui sommes choisis comme observateurs privilégiés, elles vont se livrer à une expérience, plus exactement : à une dissection. Elles enfilent des gants de plastique dignes d'un stagiaire en gynécologie, elles époussètent le terrain. Place aux cobayes.

Ceux-là sont catalans, quatre petits vieux qu'on dirait sortis d'un roman de Pagnol, santons naïfs de crèches provençales promis derechef au plus savant des étiquetages, au plus aseptisé des examens cliniques. Nos deux jeunes dames ont en effet le regard ethnologico-sooiologique. Tester est pour elles une seconde nature. Elles s'en donneront à cœur joie, nous expliquant, avec force démonstration, que le Catalan traditionnel est un parfait exemple d'Homo Mediterraneus, paresseux, buveur, phallo et superstitieux, absolument dépourvu de sens « prophylactique » inapte à dissimuler sa forte odeur corporelle.

Courageux médecins qui ont osé approcher de tels primitifs! Ils n'avaient pas trop de tous leurs « sprays » pour décontaminer l'atmosphère! Pas trop de leur parfum à la menthe pour faire oublier l'entêtant fumet de la paëlla!

Mais décidément, ils étaient fous, ces Catalans : à la fin de l'expérience, les robots qui s'étaient déguisés en doctoresses empaillèrent les petits vieux et mirent le langage à mort. C'était la dernière chose à tuer dans notre meilleur des mondes...

M7 Catalonia : un spectacle cruel et incommode, au sens où le définit, dans les propos qu'il nous accorde, l'animateur de la troupe catalane « Els Joglars », le bouillonnant Albert Boadella.

Quelle science du geste, quel don d'observation pour parodier le discours hygiéniste, passablement totalitaire, qui est celui de l'Occidental quand il se croit anthropologue! Sous l'énormité de la force qui a le don de déclencher une vague de rires pointe la férocité implacable. « Els Joglars » exacerbe, pour les rendre lisibles, les comportements-types d'une civilisation conflictuelle qui n'a pu trouver « le moyen terme entre le progrès et la tradition ». Et dans un procès instruit au moyen de la

pantomime, de la caricature, de la drôlerie ubuesque, le régionalisme est aussi au banc des accusés.

Ni nostalgie, ni passéisme dans ce spectacle que son réalisme satanique, façon Bunuel, vend objectif mais le sentiment qu'entre le jet de salive mis sous cellophane pour examen et!a suffisance technocratique il n'y a plus place pour l'humain. A ne pas manquer.

MICHEL GRODENT.

Jusqu'au 8 février.

Un metteur en scène qui s'évade par la fenêtre

Albert Boadella, le metteur en scène de M 7 Catalonia, n'avait jamais eu vraiment maille à partir avec les autorités espagnoles à l'époque du franquisme, et il a fallu que le régime entre dans une phase de libéralisation feutrée pour qu'il connaisse la prison. Avant que ne sonne pour l'Espagne l'heure de la démocratie néocapitaliste, Boadella avait réalisé, de 1962 à 1967, à Barcelone, des spectacles de pantomime qu'il juge aujourd'hui « académiques ».

« En ce temps-là, dit-il, la censure était impitoyable. On savait exactement jusqu'où on pouvait aller trop loin. Le mime était un bon moyen de tourner l'interdit. Au censeur, on pouvait soumettre un projet de spectacle vague et rassurant, quitte à faire passer à travers les gestes un vrai discours politique. Progressivement, nous avons monté des spectacles de plus en plus chargés de résonance politique. Sans problème.

 » Et c'est au moment où tout semblait normalisé que la foudre guerrière nous a écrasés! Du pouvoir civil, nous avions obtenu l'autorisation de créer La Torna, une pièce qui tourne autour de la condamnation d'un Polonais, meurtrier d'un garde civil. Hélas! dans la reconstitution du procès, nous n'épargnions pas le pouvoir militaire.

 » Me voilà jeté en prison pour injure aux forces armées. Je réussis à m'évader par la fenêtre le jour qui précède mon procès. Entre-temps une nouvelle Constitution voit le jour en Espagne. Les militaires ne peuvent plus juger. Mon cas relève de la justice civile. Pour l'évasion, je risque de un à six mois de prison, et pour mes « injures », j'écoperai de quatre ans et demi : A moins que l'on ne me fasse grâce... »

Ah! cette méchante lueur d'ironie qui ne quitte pas le regard de Boadella! De quoi faire enrager les personnes bien élevées. Cet amoureux de la Commedia dell'arte ne sait décidément pas se tenir. Toujours à se demander à quelle sauce fascisante il sera mangé. Toujours à « subvenir », à chercher dans l'Espagne d'aujourd'hui de nouveaux indices de répression et de « décervelage », à se plaindre que l'homme y devienne unidimensionnel, consommateur uniformisé du prêt-à-porter culturel. Récemment, dans un spectacle intitulé « Opération Ubu », il s'est permis de psychanalyser les nouveaux hidalgos, les technocrates, ces gens bien vêtus, bien pensant, respectables, qui cachent un cœur fielleux et tyrannique dans leur veston cintré.

« Je ne sais pas si les officiels de l'Espagne rénovée sont prêts à recevoir des coups. Là est toute la question. Moi je suis partisan d'un théâtre cruel et incommode qui préserve les droits de la forme. Car plus un théâtre est créatif, intéressant au point de vue formel, plus il est révolutionnaire. Mais peut-être ai-je une conception dangereuse de la démocratie... »

M. G.

Auteur Michel Grodent

Publication Le Soir

Performance(s) M-7 Catalonia

Date(s) du 1981-02-03 au 1981-02-08

Artiste(s) Els JoglarsAlbert Boadella

Compagnie / Organisation