Archives du Théâtre 140

La Libre Belgique

4-5-1981

Spectacles

Le festival Kaaitheater à Bruxelles

« The Wooster Group » de New York : « Point Judith »

L'apparition au Kaaitheater du groupe newyorkais « The Wooster Group » aura été le point fort du festival.

Issu du « Performance Group » de renommée mondiale (« Dionysos » (1968), « Macbeth », « Mother Courage », « Cops »), le Wooster Group s'est formé autour d'Elisabeth Le Compte et Spalding Gray. Dans des production telles que « Sakonnet Point » (1975), « Rumstick Road » (77) et « Nayatt School » (78), toutes trois mises en scène par Elizabeth Le Compte, l'acteur Spalding Gray ne joue pas seulement un rôle sur scène mais, également dans l'élaboration du spectacle; il y développe des improvisations à partir de données autobiographiques : souvenirs, expériences, émotions.

La production que l'on a pu voir au Kaaitheater sous le titre « Point Judith » (au Théâtre 140) ont présentée par le groupe comme l'épilogue de la trilogie que nous citons plus haut.

On ne peut s'empêcher de comparer l'apparition du Wooster Group dans le champ théâtral à l'éruption, il y a quelques années, de Robert Wilson avec « Le regard du sourd ». Se demander lequel apport la plus grande nouveauté serait absurde. Les deux démarches ne se comparent pas, bien qu'elles soient l'une et l'autre de facture autobiographique. On pourrait cependant avancer que le matériel autobiographique de Spalding Gray ait travaillé dans des formes plus théâtrales, violentes et extrêmes. Et que le texte, ici, occupe une place plus envahissante: souvent, il est porté par un mégaphone.

Le spectacle s'articule en trois parties : « Rig », « Stew's party piece » et « By the sea ». Bien que ces trois « pièces » soient sans rapport apparent entre elles, on est frappé par la cohérence de l'ensemble. Cela est dû notamment à l'extrême tension créée par la combinaison d'éléments contrastés; mais surtout au jeu remarquable des acteurs : Spalding Gray, Willem Dafoe, Matthew Hansell, Ron Vawter, Libby Howes.

Avec la même rigueur, la même puissance de jeu, ils passent du réalisme exacerbé de « Rig » (texte de Jim Strahs) au baroquisme sauvage de « Stew's party piece », sorte d'opéra frénétique, version condensée de la pièce « A long journey into night » d'Eugène O'Neill; pub à l'onirisme tendre et ironique de « By the Sea », film de Ken Kobland.

Dans « Rig », trois ouvriers et leur chef se trouvent sur une plate-forme de forage, dans le Golfe de Mexico. C'est un univers d'hommes sans femmes. Le dialogue, d'une obscénité incroyable, est rythmé et débité avec une « distance » qui le rend presque irréel. Sous les grossièretés, apparaît la tension des rapports entre les personnages.

Spaldin Gray, le chef, est également, au sens théâtral, le régisseur, le manipulateur. Il dispose de la vie et de la mort de ses hommes; il dirige ses acteurs.

Deuxième partie : un rideau noir s'écarte, découvrant une maisonnette de bols. Le régisseur annonce qu'ils vont paraphraser la pièce d'O'Neill. Sur l'ouverture du « Carnaval romain » de Berlioz, les acteurs courent, dansent, se heurtent dans la maison, tandis qu'une domestique noire agite inlassablement des draps, comme dans une séquence de cauchemar.

Troisième partie : sur deux écrans, est projeté le film « By the sea ». La maisonnette de « A long journey into night » vogue sur la mer : elle est peuplée de religieuses dans lesquelles on reconnaît les acteurs que l'on a vu sur scène. C'est la partie où le spectateur risque de se noyer, faute de pouvoir s'accrocher à une explication quelconque.

La vole ouverte par un spectacle comme celui-ci est un phénomène comparable à la lecture de « Ulysse » de James Joyce. Cette réflexion du critique Jac Heijer donne une idée de la singularité et de la puissance de « Point Judith ».

Jean SIGRID