Archives du Théâtre 140


La moelle de L'Os et l'esprit Brook



Le Soir

11-10-1982

La moelle de L'Os et l'esprit Brook

Où est l'os?

— Il est là.

— A-t-il bien, bien ramolli?

— Il a bien ramolli!

— Et Moussa Mbay?

— Moussa Mbay est toujours là...

Remplacez "l'os" par "le théâtre", "ramolli" par "amusé" et "Moussa Mbay" par "Peter Brook" : vous aurez un avant-goût du cri du cœur d'un public enthousiaste, vendredi soir au Théâtre 140, après avoir découvert (ou redécouvert, pour ceux qui en avaient vu le brouillon à Avignon il y a trois ans), ce conte sénégalais mis par Peter Brook à l'affiche de sa compagnie pour dérider un Dakar décidément rétif à Ubu Roi, à La Tempête ou même à La Conférence des oiseaux.

Et si un jour la Terre se décide à envoyer une ambassade culturelle vers les civilisations des galaxies lointaines, nul doute qu'il faudra repenser à L'Os tant on voit mal quel public, fût-il fait de marbre ou de silicium, pourrait résister à la fabuleuse spontanéité de dix comédiens venus des quatre coins de la planète (quoi de plus juste pour une ambassade?) jouer de tous leurs talents sous la houlette inspirée de Peter Brook!

Car L'Os en soi, cette farce énorme et triste et généreuse empruntée au folklore africain, aurait pu être remplacée aussi bien par la Farce du Cuvier ou le Maître Pathelin de notre propre Moyen Age, où Mor Lam, Awa et Moussa ont leurs répondants pas moins expansifs — et pas moins graves quant au fond. Mais ce qui frappe surtout ici, hors la verve typiquement africaine qu'insuffle au spectacle Malick Bowens, c'est le miracle de l'esprit Brook, ce don d'enfance spontanée qui fait crier, grimacer et cabrioler comme des collégiens des acteurs tous d'un talent et d'une maturité irrésistibles. Ce qu'on ne verra jamais à la Comédie française ou à l'Actors' Studio — des géants des planches renonçant à toute prestance tragique, à tout chipotage psychanalytique, à toute distanciation brechtienne ou non pour se jeter à corps perdu dans le jeu direct et bonhomme de la farce - cela se passe ici, et le résultat n'est pas moins unique que la fraîcheur du procédé. Et pas moins comique, il va sans dire!

DANIEL DE BRUYCKER.

Jusqu'au 14 octobre, à 20 h 30 au Théâtre 140. En avant-programme, Prince Abdoulaye Cissokko s'accompagne à la Kora (la harpe sénégalaise à 21 cordes, dont il joue en virtuose) pour chanter et commenter les vieux chants du pays mandingue.

Auteur Daniel De Bruycker

Publication Le Soir

Performance(s) L'Os

Date(s) du 1982-10-06 au 1982-10-14

Artiste(s) Peter Brook

Compagnie / Organisation