Archives du Théâtre 140


Olympic Man Movement: le ventre est encore fécond



Le Soir

21-10-1982

Olympic Man Movement : le ventre est encore fécond...

Que « le ventre soit encore fécond, d'où est sortie la bête immonde », qui, en ces temps de désarroi, songerait à le contester? Olympic Man Movement, le nouveau spectacle d'Albert Boadella et sa troupe catalane Els Joglars, vient donc à son heure — si tant est que cette heure ne fut pas de toute éternité…

Un immense écran vidéo où s'inscriront tout à tour en signes de feu slogans et symboles graphiques, deux haies de projecteurs noirs encadrant la scène comme autant de faisceaux nazis, une musique à marcher au pas (même lorsque, dans le cas de L'Hymne à la joie, elle est utilisée à rebours) : le décor est planté, rigoureux, prégnant, fascinant, inévitable. Les quatre hommes et trois femmes qui s'y ébattent sont jeunes comme ils devaient l'être, beaux comme ils devaient l'être, respirant la santé, l'équilibre, la propreté, la force tranquille. Ah! qu'il est rassurant, le spectacle de ces corps et âmes sans taches, au regard duquel nos rues peuplées de chevelus, barbus et autres métèques de tous poils font figure d'écuries d'Augias!

Rassurant? Eh oui, c'est ici même que le danger commence. Ces êtres d'élite en trainings immaculés ou armures de base-balleurs à la Rollerball exaltent l'Olympic Man, incarnation du « mouvement pour l'homme nouveau ». Quand j'entends le mot « nouveau », je sors mon « petit Marx illustré » — comme dirait quelqu'un. Achtung! L'Olympic Man Movement s'occupe de vos bébés numérotés, leur enseignant dès le berceau les joies de la boxe et de la délation; nettoie vos universités de leurs méchants professeurs ès subversion démocrate; investit vos usines en crise pour les rendre hyperproductives; prétend restituer la terre à ceux qui la travaillent; récupère l'homosexualité en la légalisant; euthanasie vos enfants « hors normes » et vous stérilise allègrement; dénonce « preuves » à l'appui les impostures de l'art moderne dégénéré...

Et tout cela, bien entendu, en se défendant farouchement de faire de la politique. Ben voyons! Vous avez déjà entendu ça quelque part? Moi aussi. Mais je ne suis pas sûre que ce ne fut que sous les bottes hitlériennes, les balais rexistes, les chemises mussoliniennes, ou quelques cieux paradisiaques latino-américains... Je ne suis pas sûre qu'il ne traîne pas, dans l'air malade que nous respirons, dans les méandres sournois de notre inconscient, certains relents de tentations « salvatrices » de cet acabit. Je crains, pour tout dire, que « la bête immonde » s'invente des tentacules et des alibis si subtils qu'aucun d'entre nous puisse s'en affirmer définitivement à l'abri.

C'est à cet égard que le spectacle d'Els Joglars fonctionne comme un cri d'alerte exemplaire (malgré quelques raccourcis frôlant le simplisme). Paré de tous les charmes d'une esthétique de l'ordre et de la rigueur, il joue sans cesse sur l'ambiguïté, nous séduisant par là — même où il nous interpelle — où ils nous accuse.

Que cette comédie musicale sans chanson nous vienne d'Espagne donne un peu plus encore froid dans le dos. Et lorsque, en réponse à nos applaudissements, Els Joglars nous remercient « de ce témoignage d'adhésion au mouvement », on se fait tout petit, tout petit, au fond de son fauteuil-cocon.

CATHERINE DEGAN.

Au « 140 » jusqu'au 23 octobre, puis à la Maison de la culture de Namur le 25, au Festival du Jeune théâtre de Liège le 26, et au Théâtre communal de La Louvière le 28.

Auteur Catherine Dégan

Publication Le Soir

Performance(s) Olympic Man Movement

Date(s) du 1982-10-19 au 1982-10-23

Artiste(s) Els JoglarsAlbert Boadella

Compagnie / Organisation