Archives du Théâtre 140


'Fase' au Théâtre 140: Anne Teresa De Keersmaeker, une chorégraphe qui subjugue



La Libre Belgique

14-11-1982

« Fase » au Théâtre 140

Anne Teresa De Keersmaeker, une chorégraphe qui subjugue

Le Festival du « Nouveau corps », organisé par Jo Dekmine pour marquer de façon originale et creative le 20e anniversaire du Théâtre 140, a été ouvert par Anne Teresa De Keersmaeker, qui a remporté un succès enthousiaste auprès d'une salle bondée, à la fois subjuguée et ravie.

Née à Wemmel il y a vingt-deux ans, elle fréquenta d'abord l'académie de sa ville natale, puis l'école d'Anny Flor, avant de se perfectionner à Mudra, l'école fondée par Béjart, puis à la School of Arts, New York University. C'est alors qu'elle a trouvé sa voie, semble-t-il, celle de la « post-modern dance » qu'incarnent des noms aussi célébrés que ceux de Trisha Brown, Meredith Monk ou Lucinda Childs, et qu'elle est seule à pratiquer en Belgique avec Pierre Droulers.

Après une première chorégraphie, « Asch », qu'elle présenta à Bruxelles en octobre 1980, elle partit pour New York, où elle a créé sa deuxième œuvre lors d'un festival de modern dance, sur une partition de Steve Reich. L'été 1981, elle retrouva une compagne de Mudra, Michèle Anne De Mey; elles décidèrent de travailler ensemble. C'est ensemble qu'elles construisirent le spectacle qu'on a pu voir au 140. Un soir seulement. Espérons qu'on la reverra bientôt.

Le spectacle se compose de quatre morceaux de Steve Reich, regroupés sous le titre « Fase » : successivement « Pinao Phase », « Come out », « Violin Fase » et « Clapping Music » (ce dernier morceau étant exclusivement fait de battements de mains. Les deux interprètes sont habillées soit d'une robe sobre, simple, assez longue, assez legére, soit d'une blouse et d'un pantalon bouffant qui les font ressembler à des jeunes garçons comme on en croise dans la rue.

Et c'est bien, sur le rythme répétitif du compositeur américain de musique dite minimale, comme une évocation abstraite non de la rue, mais des banales répétitivités dont sont marquées nos existences, et des quotidiennetés qui tissent le fil qu'un jour les Parques couperont. Mais alors que la répétition des gestes et mouvements pourrait engendrer la monotonie, on en est loin car De Keersmaeker et De Mey varient insensiblement ces mêmes mouvements et gestes, mais surtout elles mettent dans ce qu'elles font tant d'intensité et d'intériorité, l'accord entre elles est si parfait et leurs mouvements si coordonnés, l'énergie qu'elles déploient est si communicative, que la rigeur rayonnante de l'inspiration se trouve transcendée par la perfection foudroyante de leur travail professionnel.

Comme au Beursschouwburg il y a quelques mois, elles remportèrent un triomphe au 140. Elles sont bien parties, mais qu'elles nous reviennent vite! La Belgique n'est pas encombrée de jeunes chorégraphes créatifs de valeur internationale. En voici une.

Jacques FRANCK.