Archives du Théâtre 140


Le nouveau corps au 140: Jim Self et le burlesque, Kei Takei arbitraire



Le Soir

17-11-1982

Le nouveau corps au 140: Jim Self et le burlesque, Kei Takei arbitraire

La nouvelle danse, chez Jim Self, n'est certes pas une danse du ventre et on cherche en vain, dans ces évolutions d'une finesse très étudiée, le discours des tripes voulu, un temps, sous l'influence de l'expression corporelle et poussé depuis aux extrêmes dans la performance ou le butoh : ici, c'est la tête qui danse!

Nous sommes heureusement en 1982 et « tête » ne veut pas dire « intellect » : on cherche de même en vain, auprès de Self, une métaphysique transcendantale du geste (Béjart? Cunningham?) et son idée maîtresse n'est autre, en somme, que celle du burlesque de toujours, un discours noble et raffiné (le ballet classique et Broadway), désamorcé par le futile des sujets et des personnages (scènes de la vie de banlieue).

Mais nous sommes toujours en 1982 et Self y ajoute donc les manières d'un nouveau burlesque — celui-là même dont le 140 s'est fait une spécialité à Bruxelles dans la chanson drolatique, la comédie contemporaine ou le nouveau mime : un burlesque qui préfère à la grosse parodie le décalage le plus subtil, fait de contraste stylistiques cocasses, du renversement arbitraire de clichés dramatiques, d'instants soudain gauches, de blancs inattendus et de fines outrances (les costumes absurdement bariolés de Self et ses deux acolytes, le romanesque des musiques country larmoyantes, l'arbitraire des accessoires). Pince-sans-rire et tongue-in-cheek, un brin de non-sense et quelques « sautes d'enfance », le simple humour du contraste parfois (entre Jim Self, tout fluet, et son athlétique partenaire, de nouveaux Laurel et Hardy) : la joliesse et le sourire réinventés, avec charme.

Le poids du mouvement

Le nouveau corps, chez Kei Takei, n'est certes pas un corps de ballet : elle ne danse plus, à dire vrai, depuis que ballerine japonaise débarquant à New York elle a viré sa cuti en même temps que les instructions du chorégraphe. Kei, désormais, se déplace, et même plutôt lourdement, moins à la façon de nos mimes que comme les acteurs des kyogen, les intermèdes comiques du drame noh — et il s'agit bien de théâtre, en somme : théâtre au verbe restreint, à la dramatique contrainte, au sens évasif, énigmatique, voire franchement évacué, mais théâtre plutôt que darse, très clairement. Un théâtre de mouvements, donc.

Mouvements terre-à-terre (et qui en cela annoncent à point nommé le dernier spectacle de la série, « Sur le carreau » de l'anti-danseur Philippe Cohen, à partir de mercredi), volontiers laids, mais on peut apprécier ce dénuement, ce sens de la terre (n'incarne-t-elle pas avec une cocasse gravité, dans Light 16, un paysan aux prises avec un étonnant champ de daikon — les navets-betteraves du Japon), ce goût pour le rugueux des matières (les cailloux qui jonchent la scène de Light 10, composant une marelle en forme de piège, ou les pommes de pin que récoltent dans la neige les personnages de Light 14).

Comme on peut apprécier aussi ce dénuement des manières, qui n'exclut pas à l'occasion l'élégance dans le détail (cette nappe de « neige » que déploie rituellement un assistant avant Light 14, ou la belle simplicité des costumes de scène) ou la richesse des expressions (le duo de Light 8, qui se livre à un duel de jeux conventionnels, du rire aux larmes, avec une belle virtuosité dans la stylisation des attitudes).

Vivifiant spectacle, de toute façon, que ces saynètes pleines d'arbitraire — mais Beckett en est plein aussi — qui ont eu le mérite, au 140, d'éveiller des réactions en sens divers, du respect à l'irritation, et intéressant parcours que celui de cette chorégraphe que l'Amérique a rendu aussi évasivement japonaise que possible, que Jo Dekmine résumait si joliment dans son sabir favori : « In een japanese restaurant, U moet niet exigeren een steak! » Il faudra s'y faire : le « nouveau corps », c'est aussi celui-là, qui se masque autant qu'il voudrait s'exposer...

DANIEL DE BRUYCKER.