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Philippe Cohen: bien que nouveau, le corps est fou et l'âme malade



Le Soir

19-11-1982

Philippe Cohen: bien que nouveau, le corps est fou et l'âme malade

Le « nouveau corps » a de ces surprises! La dernière est sans doute la meilleure bien qu'il s'agisse d'un spectacle imparfait, difficile qui compte un certain nombre de temps morts. Mais Philippe Cohen, Genevois en tournée avec une paire de brosses, un seau et un torchon, travaille dans un registre si riche, si intéressant qu'il lui sera beaucoup pardonné…

Autant savoir : il n'est question aux Halles, ces jours-ci, ni de danse (même minimaliste) ni de pantomime, ni de comédie, et encore moins — bien entendu — de café-théàtre. Le show de Philippe Cohen (mis en scène par Miryam Devos) est à ce point inclassable que, pour en donner une idée, il faut avoir recours à des concepts aussi étrangers en apparence que la psychanalyse, l'art brut et une certaine forme de psycho-sociologie appliquée. C'est dire!

On s'attendait donc à une chorégraphie rigolote sur le carrelage (Philippe Cohen campe un « nettoyeur au sol ») et on trouve un travail sur l'inconscient du geste, sur la manière dont les sons organisent ou désorganisent nos corps, sur le langage : Cohen agit sur tous les fronts et son mélodrame en un acte nous fait le même effet que certains personnages dont Faulkner, excusez du peu - fait affleurer l'aliénation de manière si physique qu'on en a la gorge serrée.

Au début, cela n'a l'air de rien, le nettoyeur a juste quelques difficultés à maîtriser son corps, enjoignant aux bras de saisir la brosse, aux jambes de se plier à leur tâche. Entre les lignes de cette désobéissance du corps, Cohen inscrit les grincements, les refus, les rumeurs, les explosions qui, mille fois par jour, tirent le corps à hue et à dia, délivrant l'âme de son malaise. Le corps de Cohen, donc, raconte l'âme malade et ses stratagèmes pour « en sortir »; borborygmes et bruitages traduisent le choc des éléments perturbateurs sur les structures mentales. C'est le processus du stress dans ce qu'il a de plus insidieux — de moins anecdotique — qui nous est donné à voir. La séquence « T.V. » est à ce propos tout à fait exemplaire : l'excitation des neurones sous l'action du petit écran s'y fait ravageuse, dévastatrice, révulsant le visage, semant la déroute à tous les niveaux d'un corps qui devient lui-même image T.V.!

Autrement dit, on lit à travers le « mime » le programme qui se déroule sur le poste imaginaire. Il n'est pas question ici d'« imiter » mais bien de retrouver, par le biais d'un travail extrêmement élaboré et approfondi, les pulsions qui suscitent tel comportement plutôt qu'un autre. Tant et si bien qu'on est constamment refoulé dans l'abîme, dans la nuit noire de nos préhistoires personnelles. On aura compris que le rire n'est pas le but d'un tel numéro, il le couronne pourtant mais c'est un rire difficile, un peu jaune.

DANIÈLE GILLEMON.

(Aux Halles de Schaerbeek, à 20 h 30, les 19 et 20 novembre. Le spectacle dure une heure dix.)