Archives du Théâtre 140


Pina Bausch avec 'Kontakthof' à Bruxelles



La Libre Belgique

31-12-1982

Pina Bausch avec « Kontakthof » à Bruxelles

Jo Dekmine rêvait de faire venir la grande chorégraphe allemande Pina Bausch a Bruxelles, dans le cadre du vingtième anniversaire du Théâtre 140. Encore fallait-il savoir quelle salle pourrait accueillir son spectacle, « Kontakthof » : Gérard Mortier, directeur de l'Opéra National, lui a ouvert ses portes. Par ailleurs, le Goethe Instituut a rendu l'événement financièrement possible. Bref, on verra « Kontakthof » au Théâtre de La Monnaie, les mercredi 5 et jeudi 6 janvier à 20 h 30.

La venue de Pina Bausch est un événement, même si c'est un événement tardif. Elle était venue une première fois en Belgique dans le cadre d'« Europalia-Allemagne » en 1977. Depuis lors, elle a accédé a un niveau créatif et à une célébrité internationale dont notre pays n'a recueilli que les échos. Il aura fallu l'enthousiasme et la ténacité de Jo Dekmine pour revoir, à Bruxelles, après plus de cinq ans, la chorégraphe qui domine avec John Neumeier, le monde de la danse en Allemagne. Et qui y est autant adulée que détestee.

Née en 1940, Pina Bausch passa une enfance triste à Solinger, ville du sud de la Ruhr : « Je suis la fille d'un cabaretier, et comme telle, je n'ai jamais eu de vie de famille ; mes parents n'avaient pas le loisir de s'occuper de moi. Le soir, je me réfugiais sous les tables du café et je restais là, à observer jusqu'à minuit-une heure. Plutôt par hasard, je me suis retrouvée dans un ballet d'enfants et j'ai essaye de faire comme les autres. II fallait se coucher par terre et aller toucher la tête avec les jambes, et d'autres choses dans ce goût. On m'a donné de petits rôles dans des opérettes : j'étais liftier d'ascenseur ou petit nègre dans un harem, et tout cela m'angoissait ».

Bientôt, lajeune fille entre à la Folkwang Schule que Kurt Joos a recréée après la guerre, à Essen, et qui constitue un des deux pôles de la danse moderne en Allemagne, avec l'école de Mary Wigman, à Berlin. Mais ce n'est pas pour devenir ballerine. Si elle a choisi de suivre les cours du célèbre chorégraphe de « La Table verte » (ballet créé à Paris en 1932, qui annonçait l'échec de la S.D.N. et les déchaînements de la guerre), c'est parce qu'elle voit dans la danse autre chose qu'un divertissement. Et quel maître plus indiqué des lors que l'homme qui, dans les années vingt, s'était efforcé de trouver un langage gestuel correspondant a la sensibilité et aux problèmes de son époque, alors marquée par l'expressionisme.

On pourrait dire, des lors, que Pina Bausch représente aujourd'hui un nouvel expressionnisme, mais retravaillée de l'intérieur par de multiples influences postérieures et par sa propre personnalité. Contrairement à une Reinhild Hoffman ou une Suzan Linke, Pina Bausch a créé un langage neuf, qui ne doit surtout à l'expressionnisme que sa négation du formalisme et sa relation systématique du mouvement à l'état d'âme qu'il doit traduire.

Apres avoir terminé ses études à Essen, Bausch a obtenu une bourse pour se rendre aux Etats-Unis. Elle a dix-neuf ans, elle danse au Metropolitan Opéra, puis travaille, avec Paul Taylor, dont elle crée « Tablet » en 1960. Revenue en Allemagne, elle prend en 1969 la direction du Folkwang tanzstu-dio et commence à chorégraphier. Elle crée notamment « Action pour danseurs » (1971), caricature du ballet traditionnel et la bacchanale de « Tannhauser » (1972) à l'Opéra de Wuppertal. En 1973, elle devient la directrice du ballet de ce théâtre.

Son style est très influencé alors par la technique de Martha Graham ; mais elle découvre progressivement ce qui va faire ses propres caractéristiques. Ainsi, après avoir réalisé « Iphigénie en Tauride » et « Orphée et Eurydice », de Gluck, elle monte un ballet sur les « Kindertotenlieder », de Mahler, mais sans aucun lyrisme ; au contraire, elle peuple la scène de débiles. Elle apparaît bientôt aux critiques allemands comme « une anarchiste de la danse », mais sa réputation croît. En 1977, elle participe au Festival de Nancy et est invitée à Paris et à Bruxelles. Son oeuvre se radicalise de plus en plus : ballet des « Sept péchés capitaux », « Barbe bleue », « Viens, danse avec moi », etc.

Marcelle Michel écrit à ce propos : « Très vite, la chorégraphe va élaborer de toutes pièces un langage du corps capable d'exprimer des paroxyxmes de violence ou des désirs troubles généralement cachés sous les conventions sociales. Chacun de ses ballets est un miroir déformant où le quotidien se reflète à travers la sensibilité d'une jeune femme qui observe, le dos au mur, se souvient et se retient pour ne pas crier. On retrouve sans cesse les mêmes personnages, laids vêtus de fripes ou de costumes froissés, confondant de médiocrité et condamnés à courir, à attendre, à s'affronter dans un monde clos, aride, que Pina Bausch avec une cruauté enfantine, parsème d'accessoires dérisoires feuilles mortes lingerie féminine, objets de consommation, à moins qu'elle n'y introduise un hippopotame une paire de crocodiles, ou qu'elle noie dans l'eau ces rituels d'angoisse et de désespoir ». (Journal du Théâtre de la Ville, novembre 1982)

L'œuvre de ce point de vue la plus accomplie paraît bien être « Café Muller », très fortement autobiographique. Mais constamment elle traite d'autres aspects de son univers de provocation esthétique et de dérision cruelle, qu'elle exprime avec une violence fellinienne et en faisant appel à toutes les techniques de spectacle, mêlant acteurs et danseurs, extraits de comédie musicale et références à Brecht. Elle ne raconte pas d'histoire, elle met en scène des états psychologiques (désir, colère, angoisse, etc.) et des comportements redoutablement banals. Par là, elle fascine les uns et horrifie les autres.

Quant à « Kontakthof » que nous verrons la semaine prochaine à Bruxelles, ce ballet veut démystifier les codes de la séduction qui régissent les rapports entre les hommes et les femmes. L'action se passe dans un cours de danse mondaine qui réunit des employés de bureau venus apprendre le fox-trott, le tango. La salle symbolise le cercle fermé de la société conventionnelle. A différentes reprises, les danseurs tenteront de rompre ce cercle, se livrant à une parodie de concours de beauté, où ils révèlent chacun un peu de leur âme. Angoissée. Frustrée. Misérable.

Jacques FRANCK.

A l'Opéra National, 5 et 6 janvier, a 20 h 30. Rés.: tel. 02/736.46.31 et 218.12.11 ou 218.12.02.

Auteur Jacques Franck

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Kontakthof

Date(s) du 1983-01-05 au 1983-01-06

Artiste(s) Pina Bausch

Compagnie / Organisation Théâtre 140