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Pour les vingt ans du '140', Pina Bausch à l'Opéra: les pitreries du désespoir



Le Soir

7-1-1983

Pour les vingt ans du « 140 », Pina Bausch à l'Opéra : les pitreries du désespoir

Mercredi soir, le « 140 », le très décontracté théâtre de Jo Dekmine, était en habits du dimanche : le velours rouge, les dorures, le stuc et les angelots du Théâtre de la Monnaie prêtaient à ce vingtième anniversaire leur prestige d'un autre âge. Allait-on assister à quelque conversion dans l'art lyrique de celui qui est tout de même, à Bruxelles, un des hommes de théâtre les plus vivants?

C'est mal connaître l'animal qui cachait derrière le rideau rouge Pina Bausch, une des chorégraphes les plus révolutionnaires au jour d'aujourd'hui. La chorégraphe la plus révolutionnaire? La chose se discute. D'aucuns préfèrent Carolyn Carson. D'autres Bob Wilson ou encore le Polonais Kantor qui appartient plus radicalement au théâtre. La chose se discute, oui... Pina Bausch est tout de même la plus fabuleuse, la plus bouleversante, la plus complète, la plus femme, la seule capable de nous attendrir jusqu'aux larmes en même temps qu'elle nous irrite, car le monde qu'elle donne à voir est plutôt pitoyable, âmes d'enfants déchirés dans des corps de mannequins de l'entre-deux-guerres, larves aux mains désespérément tendues, poupées de cire, poupées de son... Vous avez dit chorégraphié? A l'entr'acte les conversations allaient bon train entre les fidèles du « nouveau corps », les partisans de l'« autre » façon de danser et les « bal-letomanes » classiques qui se demandaient dans quel traquenard ils étaient tombés! Pourtant Kontakthof (la première pièce est allemande, la clame dirige d'ailleurs le Tanztheater de Wuppertal) est limpide comme de l'eau de roche, toutes les clés pour la lecture étant fournies par la chorégraphie elle-même.

Voici donc le stuc et les dorures battant retraite devant le préau gris et lugubre du décor ou trônent, absurdement alignées, des chaises... Sur ces chaises, des hommes et des femmes en attente. Le cours de danse va commencer et devenir le prétexte d'une dynamique de groupe spontanée, d'un déchaînement des passions dûment contrôlé par les costars gris, les robes roses, la gomina et les masques incroyables de ces visages d'acteurs tour à tour, onctueux, veules, suffisant, convulsifs, pétris dans ce que les sociologues appellent automatismes socio-culturels.

On n'oubliera pas que Pina Bausch fut une fidèle adepte de Brecht et que la mafia qu'elle fait danser et parader devant nous est évidemment celle des petits bourgeois dont elle montre les corps presque défunts frottés à la

savonnette, les pieds gonflés, les jambes lourdes, toute la misère astiquée et vêtue de neuf. Réalisme, expressionnisme? L'étiquette, en ce qui concerne Pina Bausch est définitivement caduque car il ne s'agit point ici de déformer la réalité pour la rendre plus parlante mais d'écrire — et c'est que cette troupe fait magistralement — les errements, les dérives de ces corps assoiffés d'amour comme de pain mais crucifiés dans des rapports névrotiques du chacun pour soi.

On se croirait dans un film de Fassbinder avec des fulgurances à la Fellini, des tentations d'élever au rang de beauté singulière ces pitreries de la désespérance. Car l'amour physique que la chorégraphie évoque à maintes reprises n'en sort pas grandi, miroir fidèle de nos lâchetés, de nos petites et grandes faiblesses.

Point, ici, de transports amoureux qui forcent le respect et font pleurer Margot mais un érotisme qui consiste à agresser l'autre, à la picorer, à le palper, à la soupeser, à l'inventorier jusqu'à plus soif. Ainsi les hommes et les femmes se rongent et sont rongés. Personne n'y peut rien mais tout s'apprend et ainsi tout se sauve. L'hystérique, le timide, la grande gueule, la petite fille perverse, l'employé, la mondaine, la mère éternelle et l'éternel enfant le savent. Reste qu'il faut le vouloir et le pouvoir...

Emue par ceux qu'elle reconnaît comme les siens, Pina Bausch se trouve à distance suffisante pour leur prêter ce style inimitable fait de férocité et de générosité, de lucidité acerbe et de drôlerie. Sa chorégraphie existe bel et bien, même s'il n'y paraît pas au premier regard : ces rondes, ces alignements, face au public, ces gaucheries du corps, ces mimiques, ces visages qui sont seuls à prendre le pouvoir, ces fox-trot chassés-croisés convulsifs qui signent l'impossible contact, ces ensembles désordonnnés mais structurés avec une rigueur mathématique sont l'indice du grand art chorégraphique. Né nous y trompons pas.

Il est intéressant de noter que le théâtre de Wuppertal s'est développé dans la Rhur qui est une des régions d'Allemagne les plus défavorisées socialement et économiquement et qu'il y a trois, quatre ans d'ici, elle était considérée comme un départ culturel. Que Pina Bausch y avait ancré un des bastions de la danse contemporaine autorise tous les espoirs. Les autorités, il est vrai, voulaient à tout prix donner à cette mégalopole une identité. Quand la culture vient à la rescousse de l'économie défaillante... Demain la Rhin sera peut-être le creuset culturel de l'Allemagne fédérale. Quelle leçon!

DANIÈLE GUILLEMON.

Le spectacle est présenté au T.R.M. par le Théâtre « 140 », en coproduction avec le Goethe Institut.

Auteur Danièle Gillemon

Publication Le Soir

Performance(s) Kontakthof

Date(s) du 1983-01-05 au 1983-01-06

Artiste(s) Pina Bausch

Compagnie / Organisation Théâtre 140