Archives du Théâtre 140


Une esthétique de la laideur. Pina Bausch à Bruxelles



La Libre Belgique

9-1-1983

Une esthétique de la laideur

Pina Bausch à Bruxelles

Jo Dekmine peut être content : il a réussi ce dont il rêvait depuis longtemps, faire venir Pina Bausch et sa troupe de Wuppertal a Bruxelles. Soutenu par le Goethe Institut, accueilli par l'Opéra National, il a fait salle comble deux soirs de suite. La salle rouge et or de la Monnaie bruissait d'un public partiellement différent de celui qui aime l'opéra. Le Théâtre 140 a mobilisé ses habitués, mais attire beaucoup d'autres. L'Opéra National a fait de même. Un chassé-croisé intéressant et joyeux.

Visiblement, la réputation de Pina Bausch a fait de sa venue à Bruxelles un événement. Mais un événement doublement tardif : on ne l'avait plus vue en Belgique depuis Europalia-Allemagne en 1977; « Kontakthof » qu'elle présentait date de 1978. La crise économique pèse lourdement aussi sur les échanges culturels. On se réjouira donc de l'initiative de Dekmine. Qu'on ait aimé ou non le spectacle, il creuse un sillon dans l'art chorégraphique de ces dernières années, et ne se laissera pas facilement oublier. Du moins par ceux qui ne se laissèrent pas rebuter par la laideur ou qui ont encore une sensibilité intacte. Visiblement, les plus jeunes dans la salle apprécièrent plus que leurs aînés. Mais on veut croire que les uns et les autres auront ressenti un choc…

Une immense salle de bal sans fenêtres, avec des chaises alignées le long des murs. Une bonne vingtaine d'hommes et de femmes se retrouvent là pour apprendre à danser le tango, le paso-doble, le fox-trot ou la valse. Ils sont habillés des petites robes modestes et des costumes sombres de la vie de tous les jours, quand on est employé ou demoiselle de magasin. Pendant plus de trois heures, ils vont vivre devant nous, c'est-à-dire se montrer comme ils sont à travers les gestes les plus banals, les plus vulgaires, les plus répétitifs remonter son soutien-gorge, se curer le nez, se gratter là ou ça chatouille. Mais en même temps, on cherche a faire le bec : à séduire « l'autre », à se présenter à son avantage, en attendent que les nerfs craquent, que la pose se déglingue, que les agressivités se libèrent, que l'on se montre comme on est. Et ce n'est pas beau à voir…

Le spectacle non plus n'est pas beau à voir! Par son agressivité et sa laideur systématiques, par des personnages qui paraissent tous des paumes, des musiques hideusement sentimentales, des airs de Chaplin, Anton Karas (le Troisième homme), Nino Rota ou Sibelius, mais abâtardis en rengaine ou ridiculisés par la médiocrité avachie de leurs interprètes, le spectateur est constamment violenté sur le plein psychologique aussi bien qu'esthétique. Et quand, régulièrement, les lumières se rallument dans la salle, impossible de ne pas comprendre que Pina Bausch nous renvoit la balle, ou plutôt nous tend son spectacle comme un miroir. Et comme dans la vie rien ne s'arrête, tout recommence tous les jours, c'est dix fois qu'on entend les mêmes musiques, que l'on regarde faire les mêmes gestes, que se jouent les mêmes scènes. Comme Bob Wilson a exploité la musique répétitive, Pina Bausch explore un théâtre répétitif…

Aussi vit-on un certain nombre de spectateurs quitter la salle à l'entracte. Lassés ou écœurés ou dérangés? Dans cette mesure, plus que dans les applaudissements enthousiastes d'autres, Pina Bausch a atteint son but. Quand on veut déranger par la laideur et l'agressivité, il n'y rien de pire que de s'entendre crier bravo ou merci. Sauf, bien entendu, par les masos. Car à ceux-la, au moins, on est sûr d'avoir fait plaisir.

Mais tous devraient reconnaître la qualité rigoureuse du travail accompli et d'une troupe merveilleusement rodée, et complice de sa directrice.

Mais en même temps, on peut s'interroger sur l'avenir ou les possibilités d'un travail comme celui-ci. Peut-on varier à l'infini dans la dénonciation de la grisaille, des hypocrisies, de l'existence quotidienne. Tous ces gestes et ces mouvements pris dans le plus intime et le plus monotone de nos actes et de nos tics peuvent-ils être autre chose qu'un décapant ou une purge? En recourant a une conception artistique qui s'inspire de l'expressionnisme allemand d'avant-guerre, en privilégiant une sorte de puritanisme triste et vilain propre à l'Allemagne du nord, Pina Bausch déblaie non sans humour les ruines que nous accumulons. Elle lave nos maquillages trop gluants, trop épais à l'eau de pluie ou de Javel. Mais après?

Pas adieu, Pina Bausch, au revoir.

J.F.

Auteur J.F.

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Kontakthof

Date(s) du 1983-01-05 au 1983-01-06

Artiste(s) Pina Bausch

Compagnie / Organisation Théâtre 140