Archives du Théâtre 140


'Kontakthof', de Pina Bausch: un manège cruel et dérangeant



La Cité

9-1-1983

« Konkakthof », de Pina Bausch : un manège cruel et dérangeant

Le théâtre de Pina Bausch et « Konkakthof » (présenté à l'occasion du vingtième anniversaire du Théâtre 140, voir « La Cité », du 31 décembre 1982) déconcertent, étonnent, fascinent, énervent, dérangent. Car, pendant trois heures et quart, il ne se passe rien, ou presque rien. Un piano, quelques micros, deux douzaines de chaises, un cheval à bascule et des pièces de cinq francs : neuf femmes et onze hommes parlent, un peu, s'asseyent, se lèvent, se parlent, se chamaillent, se font mal, se violent des mains et des yeux... au son de quelques rengaines, répétées sans arrêt, aux paroles « macho », lancinantes. Un moment, ils regardent un film, un vrai, sur l'amour des animaux (!). Dansent-ils? Oh, si peu. Quelques mouvements d'ensemble, un ou deux tangos, un boogie-woogie endiablé...!

Une œuvre donnée pour elle-même, sans trame apparente. Du théâtre sans mode d'emploi (sauf peut-être le titre, littéralement, « lieu de rendez-vous », mais aussi « cour de prison », « patio de bordel » : des lieux de non-contact!).

Et alors, me direz-vous? Pourquoi tant de bruit... votre montagne a accouché d'une souris. Une fameuse belle et grosse souris alors! Car, en dépit de ses redites, de ses « tics » avant-gardistes (des scènes d'hystérie, des cris inutiles) qui sentent souvent le « déjà vu » dans la pire avant-garde maintenant naufragée, « Konkakthof » est une oeuvre forte, à nulle autre pareille, tant au théâtre qu'au ballet. En deux mots, un « choc » énervant et dérangeant. Pourquoi?

Primo, parce que le quotidien que met en scène Pina Bausch, n'est pas du tout celui de Chantal Ackerman, de Brecht ou d'Arias (voir son récent « Trio ») : danseurs et danseuses jouent à nous ressembler, à nous parodier — miroir cruel — quand nous sommes nous-mêmes en représentation (à un mariage, à une soirée, dans un théâtre...) et que nous nous donnons en spectacle aux autres. Représentation de la représentation, en quelque sorte.

D'ailleurs après quelques minutes, je me suis demandé : et si nous étions, moi et les autres spectateurs, les véritables acteurs de cette étrange cérémonie (sentiment renforcé par le fait d'être dans la salle du TRM)? Cette main que ce danseur vient de passer devant sa bouche : je fais exactement le même geste en le regardant!

Secundo, parce que le théâtre de Bausch est exclusivement « féminin » : souvent comparé avec le théâtre de Bob Wilson, mathématique et froid, l'oeuvre de Bausch est chaude, sensuelle (trop?) ; la chorégraphie s'y implique « personnellement ». Et puis, seule une femme peut faire un spectacle avec une robe qui glisse sans arrêt des épaules, des mains qui s'égarent dans le dos décolleté... sans faire rire!

Tertio, parce que « Konkakthof » n'est pas de la danse, même s'il y a de très beaux moments proches des « musicals » américains (les pieds qui avancent en cadence, en frappant le sol, une sorte de danse du ventre...). Mais toute sa structure est chorégraphique : les déplacements en diagonale, les chaises qui avancent de droite à gauche, d'avant vers le fond. Et, enfin, il y a ce cercle où danseurs et danseuses se suivent l'un derrière l'autre, comme dans un bal, une cour de prison, un manège. Le manège cruel de la vie et du théâtre, selon Pina Bausch.

J.-F. LEJEUNE.

Auteur J.-F. Lejeune

Publication La Cité

Performance(s) Kontakthof

Date(s) du 1983-01-05 au 1983-01-06

Artiste(s) Pina Bausch

Compagnie / Organisation Théâtre 140