Archives du Théâtre 140


Dracula et les 'Whispers': vivifier un thème exsangue



Le Soir

15-1-1983

Dracula et les « Whispers » : vivifier un thème exsangue

Peu de mythes ont autant galvanisé notre époque que celui du vampire, insatiable suceur de sang, amateur de nuques blanches dont la toute première version nous fut transmise par la réalité elle-même sous la forme de l'horrible Vlad IV, le prince empaleur qui régnait sur la Transylvanie au XVe siècle.

Une bien vilaine réputation : à une époque où l'Europe est décimée par les guerres et les pillages, Vlad IV — surnommé Dracula — apparaît comme la figure la plus sadique à laquelle on prête des centaines de milliers de victimes. Ce n'est donc pas par hasard que Bram Stoker — dont le théâtre Whispers s'inspire (de préférence aux nombreuses autres versions) — a situé son personnage en Transylvanie. Et puisque le thème le plus célèbre au cinéma et de la littérature d'épouvante s'est finalement trouvé exsangue lui-même, à force d'avoir été vampirisé par les amateurs de fantastique, ces mimes anglais qui ont fait un malheur au festival de Londres ont décidé de jouer l'histoire mais aussi les enflures, les caricatures, les transformations symboliques qu'elle a subies à travers ses multiples formes. Autant le dire tout de suite : ces quatre acteurs rompus à toutes les acrobaties qui parodient sans cesse le cinéma mais aussi le théâtre et la bande dessinée, ne sont pas des mimes comme les autres, étant un peu au prototype Marceau (toujours merveilleux) ce que le Living Theatre était aux Galas Karsenty. La voie choisie, cependant, est commune à tout un art bien contemporain du spectacle dont le « 140 » s'est fait le lieu privilégié : pantomime, oui, mais aussi théâtre expression corporelle, magie, et — en prime — un impressionnant travail sur le son, les bruits, le language...

Ainsi nous sommes bien — époque oblige — en face d'un théâtre « pauvre » dépourvu d'accessoires et machinerie (ce ne sont pas ces quatre caisses et ces deux draps de lit qui nous feront mentir) tout à fait apte pourtant à créer l'illusion de cette machinerie tout en la moquant. On rit à deux niveaux — le « hou-hou, fais-moi peur » garde son efficacité et on rit de se voir rire. Quel pied! Le théâtre n'est pas prêt, décidément, de se remettre du regard torve que les Monthy Pyton ont interposé entre eux et le récit. Tex Avery a fait la même chose avec le dessin animé. Et tous aujourd'hui d'embrayer.... Mais le genre est encore frais, heureusement, vierge de tout académisme.

Donc l'histoire telle que Bram Stoker l'a voulue nous est contée par le menu : un très beau récit qui n'est exempt ni de poésie ni d'un frémissant respect de ces forces irrationnelles que l'Angleterre puritaine, férue de spiritisme et d'occultisme, entretenait soigneusement. Ce que les Whispers parodient, en premier lieu, c'est l'appareillage démoniaque, spécifiquement hollywoodien, que Dracula a inspiré à ses consommateurs plus attachés évidemment à la sensation qu'à la dimension métaphorique du récit. Voyez les portes qui grincent, gémissent sur leurs gonds — tous les bruits sont le fait des acteurs — et cet impayable portrait en trompe-l'œil du language local : irrésistible et hautement professionnel, contrairement à l'improvisé flagada que le même thème a inspiré aux Colombaïoni.

Voyez aussi comment les protagonistes enfilent de ténébreux couloirs évidemment inexistants et cette façon inimitable des mimes de tout faire matériellement exister par le seul jeu de leurs gestes. Quant aux emprunts au cinéma — ralentis créant le vertige, fondus-enchaînés, gros plans — toute cette analyse furieusement drôle des trucs et procédés qui font se dresser les cheveux sur la tête — ils plongent littérallement la salle dans le délire...

DANIÈLE GILLEMON.

Théâtre 140, du 13 au 22 janvier, sauf le 16 (au Foyer culturel de Braine-l'Alleud). Du 24 au 27 janvier, ils seront respectivement — à 20 h — et dans l'ordre : à la Maison de la culture de Namur, au Foyer culturel de Sart Tilman à Liège, au théâtre de l'Ancre à Mont-sur-Marchienne et au « Limelight » à Courtrai.

Auteur Danièle Gillemon

Publication Le Soir

Performance(s) Dracula

Date(s) du 1983-01-13 au 1983-01-22

Artiste(s) Whispers

Compagnie / Organisation