Archives du Théâtre 140


Ce théâtre pour qui l'autre n'est que littérature



Le Soir

15-8-1983

Ce théâtre pour qui l'autre n'est que littérature

Avez-vous vu ce spectacle? L'étonnante performance-fleuve du Flamand Jan Fabre, courageusement créée au Stalker en octobre dernier, puis reprise en mai par le Kaaitheater (1), aura été, sans doute aucun, une des créations les plus originales de la saison à Bruxelles. Ne l'a-t-on pas comparée au fameux Regard du sourd, de Bob Wilson, révélé voici douze ans à Nancy, non sans insister sur le fait que ces deux spectacles, représentatifs de deux tournants cruciaux dans l'histoire du théâtre contemporain, sont évidemment incomparables quant à tout le reste!

Mais « C'est du théâtre comme c'était à espérer et à prévoir », aurait pu être aussi la devise du théâtre de pointe à Bruxelles, tout au long de cette saison qui a vu se multiplier, en marge du théâtre traditionnel, les exemples d'un théâtre nouveau, pour qui l'espace réel de la scène, bien plus que le texte et ses fictions, constitue le vrai sujet de la représentation. Un théâtre qu'il y a quelques années encore, on aurait hésité à désigner ainsi, puisqu'il renonce posément aux principaux éléments de ce qu'on appelait jusque-là « théâtre » : le verbe, le drame, les personnages même. Or, à en croire les pionniers de cette redéfinition (les créateurs, mais aussi les programmateurs du Kaaitheater, la critique et une part croissante du public), il s'agit là, bel et bien, de théâtre, un théâtre autre, radicalement différent et contemporain, comme c'était à espérer et à prévoir...

Un théâtre qui, paradoxalement, trouve ses sources partout, sauf dans le théâtre, qu'il soit de jadis ou seulement d'hier!

Les happenings de la fin des années 60, rebaptisés depuis performances, restent la plus évidente parmi ces sources : si Bob Wilson n'a plus visité la Belgique depuis belle lurette, ses descendants directs ont veillé à affirmer sa marque : on pense à Hésitate & Demonstrate et aux Italiens de Falso Movimento lors du Kaaitheater, mais aussi à The Open Window, des frères Zelderloo, monté en février au Cool-Gate. Autant de demi-déceptions, mais qui n'affectent pas la fertilité d'un genre de toute façon trop divers et libertaire pour qu'on puisse le réduire au travail, même polymorphe et constamment novateur, d'un seul homme : hors l'école Wilson (et en oubliant l'ennui suscité, en février au Théâtre 140, par un Bread & Puppet frappé de sénélité), il aura fallu compter avec le Wooster Group, toujours acerbe, avec la révélation de Tim Miller, au Kaai également, avec le Frankie and Johnny, monté en novembre au Plan K par Winston Tong — et avec Jan Fabre évidemment, le grand espoir belge de l'année, puisque les tenants des deux trajectoires autonomes (mais nettement parallèles à ce qui s'est produit aux Etats-Unis) qui se sont développées à Bruxelles depuis dix ans, n'ont rien produit depuis le printemps 1982. Le Plan K, héritier d'une veine issue du Vicinal de Frédéric Baal, n'a donné qu'une reprise (fort améliorée il est vrai) de son spectacle brésilien Memory Stop, mais on attend pour la rentrée le nouveau Scan Lines, triomphalement monté au Canada il y a deux mois. Quant au Philippe Marannes de Ideal Stand-Art, immobilisé par le démarrage difficile de sa nouvelle salle, le Stalker, il devrait prendre sa revanche au fil de la saison prochaine avec deux grandes créations Van Gogh : et le fascinant projet Méridien O.

Théâtre de danse, théâtre de mime

Mais la performance, qui n'est plus un phénomène neuf depuis longtemps déjà, aura été un moteur moins puissant cette année que les impulsions cruciales venues de la post-modern dance américaine et européenne. Le seul fait que la série consacrée au « nouveau corps », en novembre au 140, se soit adressée essentiellement à un public de théâtre, corrobore la volonté affirmée par le Kaaitheater d'abolir une distinction qui n'a plus guère de raison d'être : les spécialistes de la danse (Marie Chouinard et Steve Paxton, entre autres) y étaient sur le même pied exactement que les tenants du jeune théâtre (Globe, Schauspielhaus Köln, Het Trojaanse Paard) et les performers cités plus haut. A quoi il faut évidemment ajouter l'énorme impression créée par Pina Bausch, en janvier, la confirmation d'Anna Teresa De Keersmaeker et Rosas (elle fut du Kaai comme du Nouveau Corps) et les débuts d'une danseuse-chorégraphe à suivre, Joanna Pinxteren, avec Remous, monté en mars aux Riches-Claires.

Or, il n'est pas question d'étiquettes, ici : tous ces danseurs d'aujourd'hui affirment sans ambages une vocation proprement théâtrale dès lors que le texte et la narration ne sont plus désormais des ingrédients indispensables au théâtre.

C'est le même flou dans la définition, d'ailleurs, qui permet aux mimes d'entrer, eux aussi, de plain-pied dans le théâtre...

Le grand mélange des théâtres

C'est cette même confusion (dans les termes seulement, car la lucidité est plus que jamais à l'ordre du jour sur les planches modernes) qui permet à un Patrick Becker de décréter qu'il n'est pas un mime, et de participer, avec des musiciens, une exactrice de Wilson et deux danseurs, à un spectacle-rencontre, La Jetée, de Pierre Droulers (en juin au Plan K), où toutes les disciplines dialoguent librement. C'est la même équivoque fertile — mais devinée avec deux ans d'avance — qui a permis à la danseuse Anna Teresa De Keersmaeker de collaborer avec Jean-Luc Breuer, dont l'intérêt pour les genres connexes (l'écran, la musique, etc.) s'est superbement confirmé au Plan K, en novembre dernier, avec Zones. C'est le même flou dans les dénominations qui permet de rapprocher ce dernier spectacle de ceux réalisés à l'enseigne de Banlieue par un dissident du Plan K, No Place to Die et Erosion, en mai dernier, ou de cet autre Blitz, en mars à l'Art et Buffet, qui s'affirmait « spectacle de génétique » pour mieux mêler la danse, le jeu d'acteur, le texte chanté ou récité, la musique et l'image en un étonnant creuset!

Comment appelez-vous ça?

Mais pourquoi, s'obstinent encore quelques-uns, faudrait-il appeler tout cela « théâtre » plutôt que « danse », « mime », « opéra », etc.? Pour une raison simple : si ces jeunes créateurs viennent en majorité non pas du théâtre, mais de ses marges, ou d'ailleurs carrément, c'est bien dans cette direction, par contre, que se dirige, entre autres, le théâtre contemporain!

N'a-t-on pas vu, en novembre à l'Esprit frappeur, ce Walkman qui dissociait explicitement le texte, superbement déclamé par Albert André Lheureux, de l'action, mimée ou dansée? Philippe Van Kessel n'a-t-il pas brillamment rappelé, en coproduisant avec le B.K.T flamant la récréation de Le pupille veut être tuteur, que le mime peut être du théâtre à part entière, sans qu'un mot soit ait — échappant par la même occasion à nos malentendus linguistiques?

N'a-t-on pas vu Christian Godrie, dans ses récents Fragments d'un conte d'hiver (d'après Shakespeare et Héraclite, et sous les auspices de la communauté flamande à l'Ancienne Belgique! ), manier de front la langue poétique, la danse, le mime et les arts du cirque? Ne voit-on pas Pierre Vincke, transfuge du collectif Dur-An-Ki (comme Marannes), préparer un Macbeth, de Shakespeare, avec sa troupe Opus, tout en prenant une part active aux recherches du Théâtre des danses, si justement nommé? Ou le Théâtre de la complicité alterner, en juin aux Brigittines, trois spectacles relevant du théâtre, du mime et de la commedia dell' arte respectivement?

Ne vient-on pas de voir Alain Populaire lui-même, fleuron du jeune théâtre littéraire, monter, en mai, un Lagunes, muet mais combien éloquent, et dans une nouvelle salle, qu'il partage avec une compagnie de ballet?

Non, décidément, il vaut mieux oublier ces frontières-là, sous peine de se faire le « douanier » d'un monde où les « nationaux » seront bientôt moins nombreux à l'affiche que les « frontaliers », les « nomades » et les « apatrides »! Et s'il faut persister, malgré l'évidence, à réserver l'appellation de théâtre à la représentation de textes dramatiques, ne nous faudra-t-il pas alors parler à l'avenir du « spectacle » comme d'un art en soi, qu'illustreraient, entre autres, tous ceux dont il a été question ici, et non plus comme d'une catégorie générale recouvrant, outre le théâtre proprement dit, le ballet, le mime, la musique et le reste? Ce qui impliquerait, dès lors, que le théâtre n'est pas du « spectacle », selon ce nouveau sens, mais un art bien distinct. Une province de la littérature, peut-être, comme on le disait jadis? Le dire à nouveau aujourd'hui, de toute évidence, reviendrait couper à nouveau le théâtre d'une bonne partie de ses sources vives, qui sont dans le jeu, la fête et le rituel bien plus que dans le texte : un désastre, assurément!

DANIEL DE BRUYCKER.

(1) Repris au Mickery, à Amsterdam, le spectacle de Fabre y a fait l'objet d'un enregistrement sonore, dont des extraits (bribes de musique et chœurs parlés) figurent sur un disque édité par Entr'act (15, rue Victor Hugo, à Bruxelles).

Auteur Daniel De Bruycker

Publication Le Soir

Performance(s)

Date(s) 1983-08-15

Artiste(s)

Compagnie / Organisation