Archives du Théâtre 140


Le Sliiip des Speedy: du gag au vertige



Le Soir

16-1-1984

Le Sliiip des Speedy : du gag au vertige

Il y a des têtes d'affiche et puis des têtes tout courts; des comédiens qui ont d'abord une tête et non un masque. Cela force l'intérêt et la curiosité. Jean-Marie Maddeddu relève assurément de cette catégorie. Sa tête, comme celle de Gabin, de Paul Meurisse, de Ventura, va son bonhomme de chemin; il en fait ce qu'il veut et vient de démontrer, malgré les apparences « pas sérieuses » de son théâtre, qu'elle n'était pas seulement bien faite, mais bien pleine.

Bart Bomps, son comparse dans Sliiip — l'enfant le plus fûté d Articule. — n'est pas triste non plus : avec son air de punk fatal, il est sûrement promis à un riche avenir... Si on ajoute à ces atouts naturels que le mini-groupe des Speedy sait ce que trimer veut dire et que, en un an de temps, ils ont franchi une étape qui coûteraient des années-lumière à d'autres, on verra Sliiip avec les yeux de l'amour.

Oui, oui, je sais : certains sont déçus, ils s'attendaient à une réédition d'Articule et venaient pour rire, comme dit mon fils en bas âge, à gorge d'employée. Et puis, voilà, ils ont été surpris, peinés même, car si Sliiip est constamment drôle, on ne rit pas toujours ou, plus précisément, le rire s'arrête parfois dans la gorge, étranglé net par autre chose qui est puissamment poétique, inquiétant, métaphysique.

L'espace-temps des Speedy

Pour une fois, d'ailleurs, il convient de mettre les éclairages et les bruitages sur le même pied que les acteurs-auteurs ; rarement scène aussi ingrate que celle de la petite salle au « 140 » a su se composer un espace à la mesure exacte d'un spectacle; scénographie au rayon laser, elle fait beaucoup pour les deux hommes qui jouent avec le son et la lumière, comme s'il s'agissait d'un troisième et d'un quatrième corps.

Mais dans quel temps, dans quel espace sommes-nous? Au début des âges, quand l'homme ignorait encore qui il était, ou aux confins de la modernité, quand il ne le sait que trop?

A force de repter sur le sol, de gésir, de se recroqueviller en gémissant, puis d'exploser, tous muscles dehors en composant la plus inattendue et la plus fascinante des chorégraphies, les Speedy nous laissent en pleine confusion mentale. De quoi s'agit-il donc? Du couloir sans fins de 2001 l'Odyssée de l'espace, d'une parodie vertigineuse du space-opera mâtinée de bêlements régressifs façon E.T. ou d'une sphère dont on n'a pas encore perdu les limites?

On n'a pas le temps de se poser ces questions que les Speedy, avec cet art infiniment souple qu'ils ont de retourner la situation, jouent à nous donner de la plage, des bains de mer et de ses usagers, des images « instantanées » : succulente démonstration qui nous fait penser aux flashs politiques qui hantent l'actualité. Reagan serre la main à Andropov. Clic, Caroline de Monaco s'apprête plonger dans l'eau infiniment bleue. Clic, clic, clic : on arrête le film en cet instant éphémère où les gens ont l'air particulièrement... vulnérables. Féroce!

Ce répertoire obsessionnel de gestes, de mimiques, d'acrobaties, de borborygmes destinés à vriller notre belle assurance, doit aussi son originalité profonde à cette manière ineffable de changer de ton sans transition, comme si le jeu théâtral, de tous temps, avait été fondé sur cette faculté spontanée de métamorphose. Chaque geste, chaque situation, en définitive, en cache un autre : on ne pouvait rêver spectacle plus « 1984 »!

DANIÈLE GILLEMON.

(Au « 140 », av. Plasky, jusqu'au 18/1, à 20 h 30.)

En reprise : Articule, les 19, 20 et 21 janvier au « 140 » et en tournée, du 24 au 31/1, à Saint-Nicolas, Braine-l'Alleud, Seraing, Anvers, Gand, Mont-sur-Marchienne.

Auteur Danièle Gillemon

Publication Le Soir

Performance(s) Sliiip

Date(s) du 1984-01-12 au 1984-01-18

Artiste(s) Speedy Banana

Compagnie / Organisation