Archives du Théâtre 140

La Libre Belgique

31-3-1984

« Echafaudages » au 140

Les Radeis, logiciens de l'absurde

On ne pourra plus se promener sur un chantier - et Dieu sait s'il y en a dans les grandes villes! - sans songer aux Radeis, car le dernier spectacle qu'ils présentent à Bruxelles, au 140, après Avignon et avant Los Angeles, « Echafaudages », nous offre, pendant nonante minutes de rire, l'image singulière, singulièrement poétique, d'un chantier en folie.

Tout commence et tout sera ponctué par un comique d'objets qui laisse peu de place aux bavardages. Sur le chantier encore désert, un fil électrique baladeur rampe vers un établi, des planches tombent, des journaux s'envolent, une foreuse grince des dents. Quand arrivent, l'un après l'autre, les trois ouvriers (venus d'Hasselt, de Gand et de Bruxelles), les hommes en salopette se mêlent au cérémonial. On caresse la foreuse pour la faire taire, on la nourrit de bouts de bois, on parle à la ponceuse qui finit par comprendre, on baptise la bétonneuse avec une boîte de coca, on taille les brosses avec le sérieux d'un Figaro. Mimes et bricoleurs, parlant peu et surtout à leurs outils, chanteurs bilingues, les Radeis montent aux échafaudages comme de hardis alpinistes se grisant d'air pur et s'aspergent sauvagement de peinture rouge comme on se lance des tartes à la crème. Mais les objets toujours se révoltent, les lampes s'allument quand on les débranche et la bétonneuse s'affole avant de prendre la tête d'un sabbat délirant.

C'est la logique de l'absurde à l'état pur : l'absurde contrôlé et organisé par des logiciens de métier déguisés en joyeux farfelus. On pense parfois à Chaplin et à Tati, à Buster Keaton et à Grock, aux Stooges et aux Colombaïoni, mais ils sont d'abord eux-mêmes, ce sont les Radeis, qui représentent la Belgique à l'étranger, et ils sont inimitables. Et s'il faut faire attention à la peinture (« opgepast op de verf! »), ne cherchez surtout pas un sens métaphysique à ces gestes lents, à ces répétitions obsessionnelles: vous y perdriez votre néerlandais.

Jacques HISLAIRE