Archives du Théâtre 140


Couteauoiseau au '140': noce flamande chez les petits bourgeois



Le Soir

21-10-1984

Couteauoiseau au « 140 » :

noce flamande chez les petits bourgeois

Quel est le temps de cuisson d'un gros poulet? Une heure trente. C'est exactement le temps qu'il faut aux comédiens de l'Epigonenteater dans Couteauoiseau pour mijoter au « 140 » un spectacle dur, grinçant, « malodorant » comme l'était, dans le temps, La Noce chez les petits-bourgeois. Qu'est-ce que le poulet a à voir là-dedans? Le spectacle commence par la mise à mort de la volaille sur l'étal qui se transformera, un peu plus tard, en table des festivités...

Les deux poulets conviés au prologue jouent comme des dieux : sous le feu des projecteurs, ils caquètent plaintivement, titubent comme s'ils étaient conscients de leur sort. Mais sur le plateau, d'autres « foyers » s'allument : quatre comédiens — deux hommes, deux femmes — vont et viennent d'un pas martial. Dans un coin, une femme s'examine avec lassitude : début de rides, de cellulite, seins qui tombent.

Le rythme s'accélère : on souffle, on halète, on sue comme si on allait manquer le coche. On se prépare à la party, on s'enguirlande, les gestes de tendresse se muant sans transition en gifles et en coups. En un autre point de la scène, le poulet cuit lentement et sa cuisson conditionne la progression du spectacle. Guindés comme des personnages de Pina Bausch, prêts à « s'éclater » mais pleins de repentirs — on tire sur sa jupe, on s' ajuste décemment — les quatre compères se rencontrent. Ils ne parlent pas mais usent d'un langage vidé de paroles, où ne subsistent que les intonations expressives qui portent le langage. Les grimaces, si on veut, les tics de la conversation à l'état brut. C'est drôle et pas loin d'être atroce. Si on osait, on dirait que les pulsions sexuelles viennent en droite ligne du fond de la petite culotte pour mourir convulsivement dans la conversation où elles ne laissent que soupirs étouffés, petits cris effarouchés, gloussements et autres manifestations physiques du moi profond.

Le poulet, lui, sur sa broche, est toujours un peu pâle. Qu'à cela ne tienne! Les comédiens de Couteauoiseau accélèrent, sur le plateau, leur propre combustion : leurs rapports deviennent passionnels et leurs tentatives d'approche amoureuse font rigoureusement penser aux deux

poulets qui, au début, ne cessaient de se picorer le derrière pour attirer mutuellement leur attention. Les civilités tombent, les gencives se retroussent : ne transparaissent plus que sadisme, brutalité, gène du corps qui, bien au-delà des apparences, régissent les rapports humains.

Le poulet désormais est rôti à point. Les personnages ne se « tiennent » plus : assis à la table, prêts pour la grande bouffe sexuelle, ils jouent des jambes et de la fourchette. Le langage reprend ses droits, incompréhensible et tellement expressif! On s'écrase, on se marche sur la tête, ce n'est pas une façon de parler mais une réalité. La vaiselle explose. L'Apocalypse, succédant à une bien singulière Cène, clôt le spectacle...

Du théâtre guère confortable : plus âpre que comique, douloureux par endroits, maniant le bistouri dans le vif du prototype flandrien... mais du théâtre plus qu'intéressant, motivant, oui s'interroge profondément sur les racines au comportement...

DANIÈLLE GILLEMON.

Au théâtre « 140 », avenue Plasky, 1040 Bruxelles. Samedi 20 octobre à

20 h 30.

Auteur Danièle Gillemon

Publication Le Soir

Performance(s) Couteauoiseau

Date(s) du 1984-10-17 au 1984-10-20

Artiste(s) Epigonen

Compagnie / Organisation