Archives du Théâtre 140


Les brillants apartés dansés de Dominique Bagouet au 140



Le Soir

21-11-1984

Les brillants apartés dansés de Dominique Bagouet au 140

On nous a tellement bassiné les oreilles avec le « nouveau corps », l'expression corporelle et la gestuelle expressive que pour beaucoup d'entre nous la danse contemporaine (à quelques fulgurantes exceptions près) c'est cela : un nouvel académisme. Dominique Bagouet démontre de façon éclatante et brillante qu'il n'en est rien, que le ballet contemporain peut sortir avec une grâce ineffable du modernisme et du post-modernisme sans accuser le moindre penchant pour une esthétique rétro.

Créé à Montpellier en 1984 par un jeune Français qui aura mis dix ans à s'affirmer en dépit des contraintes institutionnelles (1) Déserts d'amour se présente comme un ballet relativement classique, le kimono ayant toutefois remplacé le tutu et le brodequin à lacets, le traditionnel chausson. Mais ceci n'est qu'indices extérieurs car, dès les premières mesures de la très actuelle musique de Tristan Murail qui alternera jusau'au bout avec celle du divin Mozart, on comprend que chaque danseur jouera d'un fin décalage entre l'usage classique du corps « chorégraphique » et sa redécouverte à des fins entièrement neuves.

Placé sous le signe de cette oscillation entre l'ancien et le nouveau, sans que des jugements comparatifs d'aucune sorte ne viennent alourdir sa démarche, ce ravissant spectacle en arrive à distendre l'espace jusqu'à lui rendre totale liberté. Ainsi naît tout un répertoire de gestes cassés pour un comportement chorégraphique en perpétuelle métamorphose et dont l'argument essentiel consiste à chasser le lyrisme, à sortir des grandes figures triomphalistes du corps de ballet classique pour vivre son individualité propre.

Une ironie légère, funambule comme celle qui empreint les tableaux de Watteau porte ces étranges fêtes galantes : des mains étonnamment sinueuses « sortent » littéralement des bras, les têtes se désarticulent légèrement, les pieds n'en finissent pas d'écraser sur le sol quelque obstacle imaginaire, le corps tout entier des danseurs, enfin, quitte son axe vertical pour se mouvoir penché comme autant de tours de Pise. Et c'est tout l'espace qui chavire sous ces fausses et comiques courbettes de politesse.

De rupture en rupture, toujours réglées avec une précision et une rigueur d'horlogerie suisse, Dominique Bagouet dessine la fatale schizophrénie des corps, leur faculté de dédoublement, jusqu'au vertige : ce corps est à moi? Pas sûr, semblent dire les neuf danseurs qui considèrent, d'un œil parfois étrange les apartés de leurs mains, de leurs jambes et les étreintes fantômes qui justifient le titre « Les Déserts de l'amour »...

De même la question reste posée de savoir si la musique appartient tout entière à Mozart et la danse au « ballet »? Mais ces choses difficiles gardent, pour notre plaisir, la forme d'un divertissement royal...

DANIÈLE GILLLEMON.

Au Théâtre 140, av. Plasky, 1040 Bruxelles. Mercredi 21 à 20 h 30.

(1) Dominique Bagouet a dirigé le Centre chorégraphique de Montpellier avant de fonder sa propre compagnie.

Auteur Danièle Gillemon

Publication Le Soir

Performance(s) Déserts d'amour

Date(s) du 1984-11-19 au 1984-11-21

Artiste(s) Dominique Bagouet

Compagnie / Organisation