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Onanisme… au théâtre 140: maudites soient-elles



Le Soir

22-2-1985

Onanisme... au théâtre 140 : maudites soient-elles

C'est le hurlement le plus déchirant, le plus effroyable, le plus dévastateur qu'il m'ait jamais, peut-être, été donné d'entendre au théâtre — si théâtre il y a encore. — Car « l'objet » que Jo Dekmine a le culot, le courage d'imposer pour quelques jours sur la scène du 140 (1) abolit toute distance au spectacle, et tire dans le tas, avec la violence nue, précise et pénétrante des vrais désespoirs.

Onanisme avec troubles nerveux chez deux petites filles : tel est donc le titre du rapport psychiatrique du respecté docteur Démétrius Zambaco, publié en 1882 dans la revue « L'Encéphale » : soit l'observation, annotée au jour le jour, de l'évolution du Mal chez deux enfants de dix et six ans, pudiquement nommées X et Y, et des traitements divers qui leur furent appliqués par ledit médecin au nom de la Science, du Progrès, de la Raison, de l'Ordre, de la Vertu, de la Famille, de la Morale et autres très hautes valeurs patriotico-chrétiennes... Par « traitements », entendez-bien, et bien sûr, sévices : du fouet à l'enfermement, du ligotage à la cautérisation des organes sexuels au fer rouge, le joyeux docteur, qui mérite ses galons de parfait tortionnaire, détaille longuement ses trouvailles successives avec une minutie clinique qui dissimule mal, on l'aura compris, une sorte de délectation sadique toute extra-professionnelle, portée par une irrésistible, une définitive haine de la femme...

C'est à la comédienne Claude Degliame et à l'adaptateur-metteur en scène Jean-Michel Rabeux que revient le terrible honneur d'avoir sorti ce texte ahurissant des cénacles « psy » et de l'avoir jeté à la scène pour que, à notre tour, nous soyons contraints de le connaître, le supporter, l'assumer, le projeter. Et Claude Degliame ne nous « facilite » pas les choses : vêtue de noir « comme sa mère », dit-elle, soudée à sa chaise, prise çà et là d'imperceptibles tics nerveux, elle égrène l'innommable chapelet des bienfaits thérapeutiques d'une voix blanche, exsangue, comme elle-même réduite à l'état de lambeaux. Mais « ce rapport médical est aussi le souvenir de quelqu'un ». Alors, lentement, la douleur monte, et la colère avec elle.

C'est en son nom propre, au nom de nos aïeuls, au nom de nos enfants, que Claude Degliame entrecoupe le discours du docteur des murmures, des larmes et cris de toutes les femmes, maudites et à maudir. Ainsi sont-elles, les torturées du Chili et les excisées d'Afrique, les mutilées du corps et de l'âme, les sorcières et les soumises de nos mémoires passées, présentes et à venir.

Ce n'est donc pas l'interprète, au demeurant prodigieuse, que l'on salue ici. C'est l'être qui, franchissant toutes les conventions de l'art et de la bienséance, plonge et nous entraîne jusqu'à la terreur, jusqu'à l'insoutenable, dans les vertigineux enfers du deuxième sexe. « Il suffisait de dire oui », lance un moment Claude Degliame aux interdits de Zambaco. Aujourd'hui comme hier, il s'agit toujours de dire, de dire encore. Pour cette parole qu'elle a osé prendre, ainsi soit-elle remerciée.

CATHÉRINE DEGAN.

(1) Jusqu'au samedi 23 février.

Auteur Cathérine Dégan

Publication Le Soir

Performance(s) Onanisme avec troubles nerveux chez deux petites filles

Date(s) du 1985-02-19 au 1985-02-23

Artiste(s) Claude DegliameJean-Michel Rabeux

Compagnie / Organisation