Archives du Théâtre 140


Quels mots pour le dire? Un seul: choc. Celui d'un spectacle sans autre titre que l'intitulé d'un rapport médical, 'onanisme avec troubles nerveux chez deux petites filles'.



La Libre Belgique

22-2-1985

Quels mots pour le dire?

Un seul : choc. Celui d'un spectacle sans autre titre que l'intitulé d'un rapport médical « onanisme avec troubles nerveux chez deux petites filles ».

On ne fait pas un spectacle avec des choses pareilles. Il est deux manières d'entendre cette phrase. L'une serait le cri du cœur indigné d'autruches vertueuses se persuadant que taire « ces choses », c'est les éliminer. L'autre, la vraie interrogation éthique, est la traduction de l'ultime - ou de la première - question que pose le théâtre : a-t-on le droit de faire un « show » de tout, donc de cela aussi? Il est clair qu'avant de se jeter à l'eau, la comédienne Claude Degliame et son metteur en scène Jean-Michel Rabeux ont réfléchi au problème. Qu'ils ont pris le risque d'avancer sur le fil du rasoir, parce que « ces choses-là » il faut les dire, et que les dire c'est AUSSI la vocation du théâtre.

« Ça », « ces choses-là », c'est l'observation clinique, faite entre la fin du siècle dernier et l'avant-première guerre mondiale par un médecin, psychiatre reconnu et représentatif de l'ensemble de ses collègues, des « pratiques honteuses » perpétrées par deux fillettes. X et Y se livraient sans vergogne et jusqu'aux « troubles nerveux graves », à l'onanisme.

Activité honteuse, portant atteinte à la dignité de l'individu parce que défiant, au-delà de la simple bienséance, la morale et la religion. Pratiques solitaires, donc perverses, donc démoniaques. Une fois franchies les limites du « dévergondage », une fois atteinte la dimension diabolique, le recours aux réprimandes est vain : seuls restent la médicalisation, l'enfermement. Et « quand tout a échoué », un vague regret au cœur mais guidé par une impérieuse, une absolue « nécessité », le corps médical se résoud... à la mutilation. A la cautérisation définitive de l'intimité auto-outragée. Parce que cette « opération » n'a jamais empêché une femme de procréer. Argument millénaire que l'on excipe encore dans quatre-vingt pour cent des pays du continent africain pour exciser et infibuler en toute sérénité et avec la « bénédiction » des femmes elles-mêmes.

Au départ d'un effarant et banal rapport médical, c'est cela que raconte Claude Degliame. Seule sur une scène nue. Avec pour unique arme une voix qui fait frissonner. Grave ou nasillarde, selon la sensibilité du médecin auquel elle la prête. Mots crus, obscènes par leur sécheresse, leur objectivité clinique. L'horreur est là. Mots terribles quand Claude Degliame parle doucement, douloureusement, pour la petite X ou la petite Y. Pour toutes les petites filles et toutes les femmes. « Ma mère, pourquoi m'avez-vous laissé le corps désarmé face à ces hommes tout en noir? Ma mère, où était ton corps quand ils ont fait ÇA au mien? »

Violence insoutenable. Choc. Et quand pâlit la lumière jusqu'au noir total, il n'est plus de mots. Plus de mots du tout.

Stéphane JOUSNI.

Au Théâtre 140, jusqu'au samedi 23 février, à 20 h 30.

Auteur Stéphane Jousni

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Onanisme avec troubles nerveux chez deux petites filles

Date(s) du 1985-02-19 au 1985-02-23

Artiste(s) Claude DegliameJean-Michel Rabeux

Compagnie / Organisation