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Othello - vidéo de Ligeon-Ligeonnet: massacre autour d'un mouchoir



Le Soir

7-3-1985

Othello - vidéo de Ligeon-Ligeonnet: massacre autour d'un mouchoir

Avec Ligeon-Ligeonnet (comédien français et homme à tout faire de ses propres spectacles), travaillant sur l'Othello, de Shakespeare, il semble que l'époque ait enfin trouvé « son » langage : un langage original, percutant, fondé sur des matériaux entièrement actuels — l'image vidéo, la musique rock, la publicité et la psychanalyse… — mais transcendé par la conscience tragique et burlesque de nos fatalités au rayon des comportements « éternels »...

Rien de plus casse-gueule, cependant, que de tirer à soi les grands auteurs et d'utiliser, pour les sonder, la vidéo. Longtemps, celle-ci n'a été que la béquille de spectacles à vocation imprécise, le procédé — vite éculé — pour leur donner, à peu de frais, un look distancié! Pour la première fois, peut-être, l'image sur grand écran, une image d'une beauté et d'une invention à couper le souffle, nourrit la geste d'un comédien qui se produit sur scène et dont l'introspection, à son tour, renvoie au film en un jeu de miroirs qui suscite le vertige.

Car ce qui est mis sur la sellette, toutes entrailles découvertes, toutes coutures dehors, est — ni plus, ni moins — la création artistique, ses ruses, ses grandeurs, ses tromperies, auxquels Othello s'identifie et dont il fait craquer, plus souvent qu'à son tour, le masque vernissé, patiné par les années et le respect obligé. Sur scène, donc, un Othello de chair et de sang joue « son » rôle, tantôt classiquement, tantôt à sa manière, interrompant le flux du texte et des citations pour en interroger le bien-fondé, l'actualité, en prolonger les conséquences.

Seul décor, le vaste écran, derrière lequel l'acteur, parfois, s'évanouit pour réapparaître quelques instants plus tard, est le support du plus remarquable montage cinématographique qu'il ait été donné de voir et le public est littéralement vampirisé par une image qui devient métaphore, par simple suggestion et association, du processus meurtrier de la jalousie. Ces images qui rencontrent parfois les scintillements et les luminescences des clip-vidéo, parfois l'abstraction la plus totale en des jeux optiques superbement maîtrisés, tissent autour du thème — la fatalité amoureuse — le plus monstrueux et le plus fascinant procès que l'on puisse imaginer.

Othello se voit ainsi disséqué, fouillé, violenté et dévoilé dans ses motivations les plus obscures par une image et un verbe — celui, conjugué d'un publiciste et d'une psychanalyste, auteurs du scénario — dont la violence est d'autant plus décisive qu'elle s'assortit de séductions plastiques. Le spectacle a, le plus souvent, l'allure d'un opéra baroque, fellinien, qui aurait renoncé à la machinerie traditionnelle pour recourir à une machinerie bien d'aujourd'hui, appelant à la barre, toujours avec ce même regard décapant, les média et leur production de mythes et de légendes. Ainsi, le miroir aux alouettes est-il sans cesse tendu, avant d'être traversé et retraversé, l'amour fustigé dans ses manifestations terroristes, tandis qu'une cruauté inouïe et forcément drôle perce au grand jour les alibis faussement nobles des uns et des autres. Othello, Cassio, Lago, Desdémone, au terme de ce massacre autour d'un mouchoir, pareils à des baudruches mille fois éventrées par l'image et le texte, se retrouvent prêts pour de nouvelles aventures...

Créé en 1984, à Avignon, Othello III, 3, de Ligeon-Ligeonnet, fait suite à une série de spectacles (dont Alice, d'après Caroll), qui introduisaient déjà la vidéo comme langage déterminant. L'acteur rappelle que depuis 1979, il travaille sur la vidéo, très influencé au départ par Bob Wilson et son Einstein on the beach. Aujourd'hui, dit-il, je suis de plus en plus attiré par les technologies nouvelles et le désir d'utiliser la vidéo, non pas dans sa fonction froide, distanciée mais dans tout ce qu'elle peut charrier de sensible, d'humain et d'impulsif... J'ai choisi la scène 3 de l'acte III, parce que tout se noue à ce moment précis, de la fameuse scène du mouchoir qui rendra Othello fou. C'est un couple d'amis, Muriel Teodori et Dominique Quessada, qui m'ont fourni le scénario; elle est psychanalyste et lui, publiciste. En prime, ils sont amoureux l'un de l'autre, ce qui approfondit encore la perspective! Moi, je suis à la fois l'acteur et le metteur en scène : j'essaie d'incarner un Othello moderne qui serait aussi bien le commentateur que l'éternel acteur de la pièce de Shakespeare, se battant contre sa propre histoire, la fatalité de son personnage, en jouant tous les rôles. Et le texte est « passé à tabac » comme Othello l'est par la jalousie. La scène 3 de l'acte III renvoie aussi à la trinité, au chiffre clé : auteur, texte et acteur; homme, femme et amant, et les deux dimensions de l'image agrémentée d'une troisième, celle du théâtre, du jeu de l'acteur...

DANIÈLE GILLEMON.

Au 140, avenue Plasky, jusqu'au 9 mars, à 20 h 30.

Auteur Danièle Gillemon

Publication Le Soir

Performance(s) Othello, III, 3

Date(s) du 1985-03-05 au 1985-03-09

Artiste(s) André Ligeon-Ligeonnet

Compagnie / Organisation