Archives du Théâtre 140


Adieu, Julian Beck



Le Soir

1985-9-18

Adieu, Julian Beck

par Jo DEKMINE (*)

EST-CE bien convenable de redire ici que je ne supporte pas l'idée de la mort?

Mais celle de Julian Beck semble rejoindre un rituel inéluctable, la sereine agonie du moine cistercien ou bouddhiste, au milieu de sa communauté. Le Living Théâtre avait son saint homme, son berger.

Dans les dernières années, je ne pensais plus à Julian comme à un metteur en scène. J'étais débordé par l'humaniste, le bon samaritain, le prophète obsédé par son message de paix et d'amour. Peace and love...

Et pourtant nous lui devons une grande partie de notre aventure théâtrale.

Que ce serait-il passé de différent sur les scènes d'Europe depuis 1964 sans le discours gestuel et proféré du Living Théâtre de New York?

On me demande de « me rappeler » et je refuse de faire basculer le Living au chapitre des seuls souvenirs. Judith Malina et Julian Beck ont décodé au théâtre les notions de temps, de violence, celles du cri et du silence, jusqu'à l'insoutenable, jusqu'au rêve éveillé d'un « Paradise Now » qui, en 1968, aura servi de drapeau.

Que c'était beau les répétitions de « Mysteries and smaller pieces » se déroulant la nuit dans une ferme à la côte belge, à Heist, avant sa création à Bruxelles...

Pour la première fois à ma connaissance, on livrait au public des exercices vocaux et respiratoires atteignant à l'intensité dramatique, jouant le jeu de la lenteur bien avant Bob Wilson.

Ils ont été les agents révélateurs, les détenteurs d'un cérémonial anarchiste non violent dans lequel l'expression réussie de la violence avait valeur de répulsion.

Le message de Julian était préoccupé de beauté, de grandeur. Un des chefs-d'œuvre du Living, « Frankenstein », en est la plus parfaite illustration. Les images de ce spectacle qui envahissait toute la scène en hauteur restent collées à nos mémoires, elles sont partout, dans tous les […] aujourd'hui, sur tous les murs consacrés au théâtre.

Julian était beau, d'une beauté difficile, christique, ce visage émacié d'anachorète a hanté le film de Pasolini « Œdipus Rex » et prouvé dans « Cotton Club », s'il le fallait, qu'il pouvait être tous les personnages.

Il est mort du cancer il y a quelques heures et je fais le vœu qu'aucune fondation ne marche sur sa dépouille et ne le fasse rentrer dans le système. Qu'aucun peintre médiocre ne lui brosse son épitaphe.

Ce que le 140 a vécu avec le Living prend aujourd'hui une signification quasi biblique. Ils étaient dans l'errance et venaient chez nous comme à la maison, c'était d'ordre passionnel et familial, leur théâtre, notre salle. On les attendait, ils arrivaient fatigués, merveilleux, inchangés.

Nous leur faisions à manger, ils nous préparaient des repas, leur fameux riz complet...

Et le public a été mêlé à cette passion où le théâtre, depuis « The Brig » jusqu'à « Prometheus changed », ne jouait finalement que le rôle principal.

Trop c'est trop. Je suis rempli de tout ce qui nous rassemble et nous sépare, je n'ai pas pu revoir Julian et Judith ces derniers temps, cette frustration-là, nous l'avons tous connue par rapport à quelqu'un qui part.

Le jeune comédien aujourd'hui, le jeune danseur ou chorégraphe, pourrait penser ne rien devoir au Living Théâtre : l'esthétiaue théâtrale a fait en quelques années un virage complet et pourtant tous les gestes, tous les moments immobiles du théâtre actuel, toutes ces syllabes suspendues à la lisière du texte se réclament de l'enseignement du Living ou de Grotowski, de près ou de loin...

Vais-je me servir de ce papier comme de ces émissions de radio ou l'on dédie le disque demandé à quelqu'un qu'on aime bien?

Julian, Judith, ici, aujourd'hui, on se sent brusquement envahi par tout ce qui nous a longuement rassemblés. Peut-être, Julian, m'as-tu appris le théâtre?

Auteur Jo Dekmine

Publication Le Soir

Performance(s)

Date(s) 1985-09-18

Artiste(s)

Compagnie / Organisation