Archives du Théâtre 140


La Nuit du plaisir différent porte jarretelles et poignard



Le Soir

2-10-1985

La Nuit du plaisir différent porte jarretelles et poignard

C'est un toit d'opéra — le dos des lettres de néon est là pour en attester. Ce pourrait être, aussi, quelque chose comme une cour de récréation, ou un terrain d'aventures — un espace de toutes les transgressions possibles. Mais vierge, non : dans l'air flotte... Puccini.

L'air, d'ailleurs, est à l'orage : off-Avignon, où Dekmine la dénicha, le spectacle de la compagnie Patrick Bigel - La Rumeur, baptisé La Nuit du plaisir différent au 140, s'appelait encore Par un climat d'orage. Aussi implicitement, l'autre production avignonnaise de la même troupe s'intitulait L'Eternel amoureux. La Rumeur sera donc de braise, ou ne sera pas. Elle sera. Et si Puccini la porte, c'est Pina Bausch, et elle seule, qui la fonde.

Car la maîtresse créatrice de La Leçon de danse et autre Café Muller a de toute évidence fécondé Bigel et la matière même de son théâtre. Ici comme là, il ne s'agit, il n'agit de rien d'autre que de la séduction, que de l'érotisme dans tous ses états de conscience et d'inconscient, de fantasme et d'interdit, de sublime et de pitoyable. Mais où Bausch travaille le tragique pur, Patrick Bigel emprunte la voie détournée du (faux) burlesque. Reprenant des scènes entières des ballets de Wüppertal, il les inverse, les renverse, les tord ou les décale jusqu'à se les réapproprier dans un étrange rapport, d'amour-haine peut-être. Ainsi, chez Pina Bausch, une femme se faisait-elle « tripoter » par des nuées de mains masculines : Bigel, lui, condamne un mâle au toucher de quatre femelles. Dans un couple où, là, chaque partenaire étreignait l'autre avant de le laisser s'effondrer, chacun ici s'obstine à effleurer son amant précisément où il ne le supporte pas. Mais le metteur en scène français invente aussi ses propres images : sardines à l'huile sur cuisses affreusement nues; duo de gifles pour rythmer l'ouverture de La Tosca; pique-nique dont l'unique convive s'offre en mets principal, salée-poivrée comme il se doit... Référents ou non, les épisodes de cette Nuit ne mèneront, on l'aura compris, qu'à la terrible, qu'à l'indécente solitude.

Les spectateurs non avertis de l'œuvre de la chorégraphe allemande encaisseront au degré premier de leur écriture, et l'humour et l'émotion dispensés par La Rumeur. Les autres, ou certains d'entre eux, s'interrogeront sans doute sur le pourquoi de cette re-création « en négatif ». En ce sens, l'intérêt majeur du travail de Bigel me semble être que, partant de l'équation commune (ô combien! ) homme-femme sur une base technique voire esthétique similaire, il passe par la déconstruction « comique » pour aboutir au même constat final irréductible : dérapages, lézardes, fuites, échecs, faillites, sommeil de mort... Il n'y a pas

d'amour heureux. Il n'y a pas d'amour? Reste à choisir d'en pleurer, ou d'en rire — piètre consolation...

Mais, au-delà de tous les modèles, cette Nuit qui porte jarretelles et poignard se suffit à elle-même, à ses beautés et à ses douleurs. Une douzaine de jeunes comédiens rayonnants, parés d'un chic « fifties » et d'un indécrottable demi-sourire, la peuplent de leurs mouvements de métronomes, de leurs gestes hagards, de leurs corps aux chairs bâillonnées, sur lesquels La Bohême ou Butterfly soufflent absurdement l'ultime grandeur.

C'est bien un toit d'opéra. C'est bien un opéra — déferlante 85 : construit et ordonné en termes mathématiques sur les chaînes sismiques de nos chaos souterrains. C'est un toit d'opéra où chantent les vertiges.

CATHERINE DEGAN.

Au « Théâtre 140 », jusqu'au 5 octobre.

Auteur Catherine Dégan

Publication Le Soir

Performance(s) La nuit du plaisir différent

Date(s) du 1985-09-27 au 1985-10-05

Artiste(s)

Compagnie / Organisation Compagnie de la Rumeur