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Maléfices et sortilèges du corps japonais au 140



Maléfices et sortilèges du corps japonais au 140

Foule des grands soirs au « 140 », venue vérifier le bien-fondé d'une réputation ou la fidélité du souvenir. Car Zarathoustra, il y a quelques années, du même groupe japonais Ariadoné avait incontestablement frappé les imaginations et chacun s'en souvenait comme d'un grand moment, sans commune mesure avec le tout-venant de la production théâtrale.

Si Himé, aujourd'hui, souvent d'une intensité superbe — quelquefois « délayé » — en a déçu quelques-uns, c'est, sans doute, que les options sont différentes, plus littéraires dirions-nous dans notre langage à nous. En réalité, ce qui peut apparaître comme des plages plus mornes au sein des grands moments collectifs du spectacle ne déroge pas à une dynamique théâtrale essentiellement fondée sur le repos du corps et son... travail.

Les sept danseuses de Himé et le chorégraphe Ko Murobushi appartiennent au butoh, esprit — philosophie — et non école, qui a profondément marqué, justifié plutôt toute une tendance chorégraphique moderne au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale et du choc d'Hiroshima. On l'interprète souvent comme un retour aux sources orientales, une réaction au cosmopolitisme de la culture et même comme un anti-américanisme, toutes définitions réductrices en regard d'une recherche esthétique qui vise à la lumière — à la connaissance — par l'exploration des ténèbres

Jusqu'à la grimace...

Autrement dit, l'univers du butoh est un univers profondément viscéral où l'esprit réintègre le corps pour le visiter, en quelque sorte, le connaître dans ses mécanismes les plus intimes et en ramener à la surface les vérités musculaires, nerveuses, humorales. Le spectacle Himé est un peu l'histoire de cette conquête et de cette plongée au plus profond, là ou l'être, avant la femme, est seulement principe de vie, stade organique indifférencié et qui ne se coulera que progressivement en comportements spécifiquements féminins. Himé voyage au-dedans de la mère, dans un univers aquatique, bien en deçà des enveloppes charnelles et les danseuses, de leurs mouvements lents, syncopés, « concentrationnaires », s'identifient aux mille et une métamorphoses qui mènent le corps à hue et à dia, le déchirent, vérité physique sans cesse contrariée par les déguisements sociaux. Pour connaître, il faut s'identifier : c'est en mimant jusqu'à la grimace les réflexes spontanés du corps, ses jeux physionomiques qu'on apprend à le maîtriser, à lui arracher sa vérité jusqu'à ce que « les écailles tombent des yeux ». Symbolique de cette identification, les danseuses jouent avec des miroirs qui chavirent, reflétant une vision du monde tronquée. Loin d'être des accessoires, ces miroirs sont des structures polyvalentes, les instruments de connaissance de Narcisse qui permettent la descente aux entrailles. Le spectacle, réglé comme une dérive lente, et la chorégraphie, « capricieuse », connaissent des épisodes tantôt calmes, tantôt palpitants exactement comme si leur rythme s'inspirait de celui des muscles qui commandent la vie sexuelle et la vie tout court.

Si les séquences en « solo » sont parfois un peu étirées et d'une nécessité moins évidente, les séquences collectives sont d'une très grande beauté. A travers les danseuses, la vie se fait alors telle qu'elle est : vénéneuse,

perverse, simiesque. Et cette trilogie vitale, les corps mais aussi les visages, expressifs comme s'ils étaient peints, la transmettent avec une sorte de viscosité suave, de béatifiante tristesse sans précédent chorégraphique. La scène finale où un même mouvement de bascule maniaque unit les danseuses qui enfilent lentement des aiguilles, sortes de Pénélopes orientales, est stupéfiante : c'est la femme tout entière, résumée dans un sourire jaune, parfaitement maléfique...

DANIÈLE GILLEMON.

Au Théâtre 140, avenue Plasky.

Auteur Danièle Gillemon

Publication Le Soir

Performance(s) Himé

Date(s) du 1986-03-18 au 1986-03-29

Artiste(s) Ariadone

Compagnie / Organisation