Archives du Théâtre 140


Tension, émotion… et c'est 'l'Incident'. Petits frères de Jan Fabre et cousins de Pina Bausch, les Epigonen livrent toute crue la violence inouïe de la Vie



La Libre Belgique

13-4-1986

Au Théâtre 140

Tension, émotion... et c'est « l'Incident »

Petits frères de Jan Fabre et cousins de Pina Bausch, les Epigonen livrent toute crue la violence inouïe de la Vie

On l'appelle théâtre visuel. A défaut d'autre terme, c'est effectivement celui qui convient le moins mal au travail des Anversois d'« Epigonen ». A l'opposé du théâtre de texte bien sûr - le spectacle est quasi muet - mais tout aussi loin du théâtre du geste - point de symbolisation ici -.

Ni chorégraphie à la Anne Teresa De Keersmaeker, ni théâtre-dansé à la Pina Bausch, ni théâtre pictural en grandes pompes à la Jan Fabre (il y a pourtant de ces trois influences chez nos épigones). Peut-être « théâtre charnel » puisque c'est le corps qui parle, non « à la place de » mais en son propre nom et de lui-même, de sa violence et de son émotion à l'état brut.

Ou bien encore « théâtre-panique » parce qu'il s'agit de traquer dans l'urgence et dans le paroxysme le rien, « l'incident » - banal, dérisoire, grotesque ou tragique - qui est le signe et la preuve - la seule peut-être - de la Vie. Sans aucune connotation ou référence intellectuelle. Seulement être et faire.

Ca peut commencer par le noir complet d'où émergent - terriblement lentement - à mesure que la lumière et le chant nous sont rendus, quatre silhouettes immobiles plantées devant un rideau à fleurs hideux. L'imperceptible sourire de l'une devient progressivement un rire qu'elle communique peu à peu aux trois autres, avec un temps de retard, comme le premier domino qui fait tomber toute la série.

Ca peut se poursuivre - en solitaire - par la lecture au micro de la définition du mot « amour » telle qu'on la trouve dans le dictionnaire, mais en se grattant, se palpant, se déshabillant (« distanciation, distanciation »...).

Ca peut embrayer sur une « leçon de choses » avec […] les différentes façons de s'embrasser.

Ca peut surtout - car jusque là on était encore en pays connu - déboucher sur les heurts, les agressions, les poursuites, les fraternisations ou les séductions de quatre corps (deux hommes, deux femmes). Toujours dans la maladresse, le geste raté, la tentative jamais aboutie, la chute.

Il y a ainsi une mariée qui s'empêtre dans sa robe déchirée, se bagarre avec son bouquet d'arums rouges (en plastique) et se retrouve en grand danger, accrochée les pieds dans le vide à une passerelle métallique, ou déséquilibrée dans le tourbillon fou d'une balançoire de gosse.

Il y a, au son d'un patch-worm musical allant du rock au requiem de Mozart, cette […] cercle de chaises métalliques, derrière un punching-ball qu'ils cognent et qui les rattrape insupportablement, à l'infini. On achève bien les chevaux...

De cette terrible succession de séquences où la tension est poussée jusqu'à ses limites (mais il faut reconnaître que parfois elle retombe, ou s'enlise dans une répétition de plus qui est la répétition de trop) l'on retient deux ou trois chocs, un moment, une image (qui ne seront pas forcément les mêmes chez le voisin) : l'exercice de haute voltige (au trapèze) d'une fausse ballerine en tutu. L'interminable, l'insupportable, le fortissime decrescendo du « la-la-lala » final.

Débarrassé des facilités qui faisaient de la « Démonstration » (en 83) un simple « bon » […]tions - parfois gratuites — qui rangeaient « Couteauoiseau » (en 85) dans le tiroir des « spectacles-chocs », cet « Incident » a sans doute les défauts de ses qualités (un certain manque de rigueur dans la construction, quelques longueurs...).

Mais livrer toute crue - l'on irait jusqu'à dire sanglante si le baume de l'humour ne venait oindre un peu les blessures mises à jour - et au prix d'incroyables prouesses physiques, cette force inouïe et émouvante est de la part des « Epigonen » plus qu'une performance. Sûrement pas une révolution (ils ne sont pas les premiers), mais un ACTE certainement. Du théâtre perturbant à plus d'un titre.

Stéphane JOUSNI.

« Incident » se joue encore (au 140) les 11, 16, 17, 18 et 19 avril à 20 h. 30.

Auteur Stéphane Jousni

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Incident

Date(s) du 1986-04-10 au 1986-04-19

Artiste(s) Epigonen

Compagnie / Organisation