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Kazuo Ohno au Théâtre 140: danse d'amour et de mort



Le Soir

6-10-1986

Kazuo Ohno au Théâtre 140 danse d'amour et de mort

Frêle vieillard de quatre-vingts printemps, Kazuo Ohno « danse » moins, au sens traditionnel du terme, qu'il ne nous initie — dans un climat de fabuleuse beauté — à son étrange histoire. L'histoire d'un jeune japonais qui, en 1929, assiste par le plus grand des hasards à une soirée de danse espagnole au Théâtre impérial de Tokyo. Sur le plateau d'alors, une danseuse célèbre : on la nomme La Argentina, bien qu'elle soit de mère andalouse et de père castillan, pour qu'on se souvienne qu'elle est née à Buenos Aires...

Kazuo Ohno, jeune homme qui n'a alors à son actif qu'un diplôme de l'école d'athlétisme reçoit cette danse en plein cœur et voit dans les évolutions de La Argentina — dans son corps de gitane — l'essence même du rythme qui, selon lui, a dû présider à la création du ciel et de la terre! Ce choc, cette révélation est d'autant plus forte que la danse japonaise de l'époque s'essouffle entre une tradition académique et les poncifs de l'occidentalisme.

Tarraudé par l'image de La Argentina, hanté par son souvenir, Ohno décide de pratiquer la danse et en même temps de se convertir au catholicisme. Il prend ses premières leçons de danse chez l'expressionniste allemand Harold Kroizberg puis chez Takaya Eguchi, émule de Mary Wigman, qui révolutionne la chorégraphie et instaure le modernisme. Plus tard, il rencontre Tatsumi Hijikata, chorégraphe « Butô » (danse des ténèbres), formulation typiquement japonaise d'une conception existentielle de la danse, entre théâtre et psychodrame.

En 1977, seulement...

Hijikata, familier des littératures « maléfiques » connaît Genet, Lautréamont et, bien sûr, Mishima, auteurs dont il adapte les textes avec, parfois, comme interprète, Kazuo Ohno.

Entre-temps, bien sûr, La Argentina est morte mais Ohno s'avoue toujours aussi possédé. Et cette obsession mêlée aux possibilités dramaturgiques du Butô fertilisent le terrain chorégraphique sur lequel l'homme va s'ébattre. Toujours cependant, il attend. Il attend, pour passer à l'action créatrice, d'être assez vieux, assez fatigué, assez rompu par la vie. Seul cet état d'extrême sagesse et d'extrême usure lui semblent propices à ranimer la flamme qui le brûle depuis si longtemps.

De La Argentina, Kazuo Ohno ne possède que quelques reliques, quelques robes et chapeaux qu'il arbore quand il danse. Mais ce n'est qu'en 1977, alors qu'il était déjà un vieillard qu'il crée Hommage à La Argentina, hallucinant spectacle où l'ombre de la femme morte joue avec celle, tout aussi aléatoire, du vieux Japonais.

Quand il entre en scène, Kazuo Ohno n'est pas « déguisé » en femme; il n'est pas davantage « travesti » bien qu'il porte robe, chapeau piqué de fleurs et que ses longs doigts crochus soient couverts jusqu'au coude de voilettes. Sa silhouette squelettique, recroquevillée sur elle-même comme dans un tableau de Kokoschka, évoque d'abord quelque démoniaque représentation médiévale.

Quintessence du théâtre

Mais dès lors qu'il se met à danser et qu'il esquisse devant nous, au départ d'une vie étourdissante, les gestes d'une lente agonie, on oublie les hardes de soie pour assister à un étrange dédoublement. Kazuo Ohno passe de la vie à trépas, de la femme à l'homme, du nourrisson au vieillard, de l'enfant à la mère, avec une technique chorégraphique si étrange, une sensibilité si singulière que le spectateur navigue continuellement entre l'irréalité du fantasme et les nécessités d'un rituel intimement nourri de souvenirs et de philosophie. Sans cesse, les gestes qui le mènent d'un bout à l'autre de la scène sont brisés, étouffés, « cueillis » dans leur énergie première. Sans cesse, il tombe, paraît mourir sur le sol pour renaître ensuite pareil à une fleur trop lourde, ployée par l'orage...

Pareille entreprise ne se démonte évidemment pas selon les ficelles habituelles des spectacles. Je ne pense pas qu'on puisse voir souvent une chorégraphie de la même eau, ni assister en une représentation de nonante minutes, à pareille quintessence de l'art théâtral. Tout y est : le jeu de la vie et de la mort, de la réalité et de l'art, du rire et du sanglot, de Pygmalion et sa « poupée », un jeu dessiné à traits tremblés par un tout vieil homme...

DANIELE GILLEMON.

La soirée du mardi 7 octobre seulement, au Théâtre 140, av. Eug. Plasky, à Bruxelles, à 20 h 30. Location : 733.97.08, de 12 à 18 heures.

Auteur Danièle Gillemon

Publication Le Soir

Performance(s) La Argentina

Date(s) 1986-10-07

Artiste(s) Kazuo Ohno

Compagnie / Organisation