Archives du Théâtre 140


Kazuo Ohno, 80 ans, danse l'amour. Elle s'appelait Argentina. Il l'a rencontrée en 1928 à Tokyo. Il ne l'a jamais oubliée. Fascinant



La Libre Belgique

10-10-1986

Au Théâtre 140

Kazuo 0hno, 80 ans, danse l'amour

Elle s'appelait Argentina. Il l'a rencontrée en 1928 à Tokyo. Il ne l'a jamais oubliée. Fascinant

Il a 80 ans. Un cœur battant la nostalgie d'une passion de jeunesse qui l'a poursuivi au long des ans. Et l'âme sans une ride... On nous dit qu'il est le fondateur du Butoh, une expression chorégraphique marquant une révolte contre l'art traditionnel japonais. Mais cela, ici, nous importe peu.

Le Japonais Kazuo Ohno s'est rendu célèbre à travers le monde en dansant son amour pour une femme. Et ceci qui nous retient ne serait pas original si, toutes rides avouées et vieillesse consentie, ce danseur-chorégraphe ne recréait lui-même, et seul sur une scène nue, une danseuse espagnole, née à Buenos Aires - d'où son nom -, cette « Argentina » belle, vibrante, éternelle comme toutes les femmes réunies et invitant à « une mer d'émois profonds » qu'il découvrit à Tokyo en 1928. Sans jamais l'oublier.

UNE PARODIE DISLOQUEE. Et il y a, en réalité, quelque chose de prodigieusement fascinant - plus que bouleversant ou émouvant - à voir ce vieux danseur célébrer, de son corps décharné et en une parodie disloquée, la grâce inaltérable d'une femme qui, à ses yeux, posséda ce don rare de concilier toutes les formes de l'art et de la vie, oscillant des blessures de la douleur aux découvertes du sensible et aux frémissements de l'extase.

Rien n'est spectaculaire dans le spectacle de Kazuo Ohno. Il danse à peine. Le plus souvent, il ébauche un mouvement, penche la tête, suggère un élan, se fige sur une image, sourit tragiquement ou malicieusement, rentre un cri et libère des énergies venues du tréfonds de soi et de l'origine de tous les mondes que, tour à tour, nous reconnaissons pour nôtres.

AMBIGUITE ET PARADOXES. Il est toujours au centre de tout et c'est de son ambiguïté que sourd sa force. Brouillant les pistes et multipliant les paradoxes, il n'entre en scène -longue cape blanche, robe de velours noir et gants de dentelle - que pour y mourir avant de renaître. Lui ou elle. Homme ou femme. Jeune ou vieux. Ni réellement danseur, ni vraiment acteur. Plus tout à fait Japonais, pas davantage Européen. Entré dans la modernité sans faire fi de toute la tradition. Pathétique et exultant. Dérisoire dans le halo de lumière. Miroir de ses contraires et de nos contradictions. Et lorsqu'il fait appel à des musiques de Bach, de Puccini ou à des morceaux de castagnettes enregistrées par Argentina elle-même, il les utilise en leur laissant, à côté de lui, hors de lui, une force évocatrice propre dont il joue en contrechamp, sans jamais s'y référer directement.

Avec une vie qui l'anime en tremblant et son regard narquois qui sait briller autant de l'amour d'une étoile que de se moquer de lui-même, Kazuo Ohno n'est pas sans déconcerter son public, mais finit par emporter celui-ci à sa suite dans ses rêves de Pierrot lunaire et solitaire. Fou de passion.

Monique VERDUSSEN.

Auteur Monique Verdussen

Publication La Libre Belgique

Performance(s) La Argentina

Date(s) 1986-10-07

Artiste(s) Kazuo Ohno

Compagnie / Organisation