Archives du Théâtre 140


Une 'Mouette' drôlement tragique! Le jeune metteur en scène français Pierre Pradinas jette un regard tendre et familier, cruel et dérisoire, sur la pièce de Tchekhov. Epoustouflant!



La Libre Belgique

18-1-1987

Au Théâtre 140

Une « Mouette » drôlement tragique!

Le jeune metteur en scène français Pierre Pradinas jette un regard tendre et familier, cruel et dérisoire, sur la pièce de Tchekhov. Epoustouflant!

Pendant les répétions de « La Mouette » au Théâtre Alexandrinski à Petersbourg, en 1896, Tchekhov essayait d'expliquer aux acteurs les nouvelles exigences de sa pièce : « L'essentiel, mes amis, c'est d'éviter le théâtral... Il faut que tout soit simple... Tout à fait simple... Ce sont là des gens simples et ordinaires... ». Pierre Pradinas, metteur en scène de la compagnie du Chapeau Rouge, ne pouvait mieux réussir à éclairer cette évidence. Il s'est saisi de la pièce-mythe, non pas comme on vénère un monument, mais comme s'il trouvait en Tchékhov le talentueux messager d'une histoire vivante, quotidienne, familière, dérisoire et grave. Et en filigrane de cette évidence naturelle s'écrivent les vertiges, les songeries, les velléités et les lâchetés.

Tchekhov rêvait d'évoquer tout un clair de lune en peignant seulement son reflet sur un tesson de bouteille. Pradinas repeint ce reflet sur un tesson du XXe siècle et avec les couleurs d'aujourd'hui. L'astre de la nuit en sort éclatant de pertinence.

NAIVE NINA. Nina, c'est Catherine Frot qu'on avait vu sur le grand écran, dans « Escalier C », et sur les planches à Bruxelles dans « Place de Breteuil », la saison dernière. La comédienne, en robe fleurie, joue la jeune fille couvée d'un riche propriétaire terrien, gourmande de vie, naïvement passionnée, volubile et impulsive. Fuyant le cocon familial protecteur, vierge de souffrances, elle a l'impétuosité et la timidité coupables d'un jeune oiseau ivre d'air s'aventurant hors du nid.

Catherine Frot s'approprie les mots familiers de Tchekhov avec un tel naturel que nous sentons son personnage vibrer et frémir. Pierre Pradinas a ce talent de nous montrer que nous sommes complètement identifiable aux personnages de Tchekhov, il a cette intelligence de nous rendre aussi critiques et juges de leurs comportements, et donc de nous-mêmes, en humour et en amour.

MIROIRS. Treplev est joué par Denis Lavant que l'on pourra voir bientôt au cinéma dans « Mauvais sang » d'André Techine avec Juliette Binoche. Pradinas et Lavant ont travaillé le look de ce Treplev d'aujourd'hui. Romantique noir, rebelle solitaire et incompris, il a les mouvements et les mots en continuelle représentation. Critique du monde et de lui-même, le jeune auteur, amoureux tourmenté de Nina, se met en scène, rocker sombre gélifié, la négligence astucieusement élégante, le mégot jauni. Et le comédien pose en un jeu corporel complètement exalté et extravagant, sur le fil de la caricature, la quête exacerbée de Treplev. Par contraste, Macha (Laure Duthilleul), fille des gérants de la propriété, populaire et lucide, en chaussure plate, mini-jupe noire et blouson de cuir, noie l'amour déçu qu'elle éprouve pour Treplev et son ennui dans les paradis artificiels d'aujourd'hui : la drogue, l'alcool et le cynisme.

Arkadina, actrice, mère de Treplev et compagne de l'écrivain Trigorine, belle et distinguée, le visage glacé luttant contre les rides. Mère cinglante, amoureuse démunie, la longue Brigitte Carillon ménage avec superbe la froide cruauté, la jalousie destructrice et la peur amère avec un détachement étudié ou une passion dérisoire. Daniel Jegou en Trigorine est un merveilleux fat, imbu et douillet, faible et changeant, prétentieux et profiteur. L'écrivain, séducteur de la petite Nina, étale ses misérables pédanteries, sa mollesse et son alcoolisme avec une habile distinction veule.

Chaque personnage est à la fois si proche et si lointain, si humain et si dérisoire. Il faudrait tous les citer : Jean-Pierre Darroussin qui compose un merveilleux Sorine, oncle attendrissant de Treplev, arsouille et philosophe, tolérant vieillard et capricieux gamin, Thierry Gimenez, le médecin douillet et romantique, le petit François Monnié, servile instituteur. Tous ont travaillé dans le détail le physique de leur personnage qu'ils présentent typés en finesse et totalement crédibles.

La force de Pradinas, c'est aussi d'avoir su, à l'image de Tchekhov, préserver les acteurs du drame de tout jugement moral. A cela, le metteur en scène ajoute un refus de tout fatalisme. L'histoire se déroule sous nos yeux, le drame est annoncé symboliquement par la mort de la mouette, mais sur la scène rien n'est déterminé. Le grand naturel des acteurs construit pas à pas sous nos yeux l'histoire aléatoire et hasardeuse du quotidien.

Cynisme aidant, l'humour prend le pas sur le désespoir et nous jetons sur cette désillusion morose tellement comtemporaine un regard amusé. Le suicide de Treplev n'est pratiquement pas amené par le jeu, seulement par le déséquilibre du décor intérieur, les perpectives fuyantes et brisées des murs, la pluie battante de l'orage, la musique tragique de cinéma. Il nous surprend mais très habilement nous baignons dans la même indifférence que les personnages, imbibés de leur détachement égoïste et cynique. Loin des vertiges de la tragédie romantique, la compagnie du Chapeau rouge nous rend ici complice d'une implacable cruauté, témoin contemporain de l'échec de rêves et d'idéaux. Soufflant!

Claire DIEZ.

Du 19 au 24 janvier au Théâtre 140.

Auteur Claire Diez

Publication La Libre Belgique

Performance(s) La Mouette

Date(s) du 1987-01-19 au 1987-01-24

Artiste(s)

Compagnie / Organisation Compagnie du Chapeau Rouge