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Une Mouette façon cinéma au '140': du grand théâtre



Le Soir

21-1-1987

Une Mouette façon cinéma au « 140 » : du grand théâtre

Pas de modernisme hors saison dans ce spectacle superbe; aucune façon éhontée de tirer la couverture à soi en prenant la « grande littérature » en otage. Tout au contraire, la pièce de Tchekhov, respectée à la lettre dans la traduction d'Elsa Triolet, sort de sa gangue, non qu'elle ait jamais été poussiéreuse — fraîche au contraire comme aux premiers jours — mais qu'un siècle de fortunes diverses ait pu éventuellement émousser l'intérêt qu'on lui porte. C'est donc un grand moment à vivre au 140, où servie par une distribution essentiellement cinéma, La Mouette s'envole comme jamais.

On connaît l'histoire qui, bien évidemment, est le contraire d'une histoire, plutôt une coupe dans la vie de bourgeois russes à la fin du siècle dernier, tragi-comédie de la vie des êtres intimement mêlée à celle de la création théâtrale et de l'art en général qui n'a pas cessé de requérir Tchekhov. Dès le lever du rideau, Denis Lavant (au cinéma, il joue dans les deux films de Carax et au théâtre, il montre une panoplie non négligeable), Lavant donc, alias Costia, auteur dramatique jeune et maudit, fils crucifié par l'amour non partagé qu'il porte à sa mère, donne la mesure d'une interprétation prodigieuse.

Créateur torturé, obsédé par le désir de donner à l'art dramatique des formes nouvelles et, comme Tchekhov, de reprendre le théâtre au... théâtre, taxé de ce fait de décadence par ses pairs, écrivain raté, amoureux malheureux, il est cette créature névrosée, suicidaire, ce Slave plus vrai que nature dont les transports exaltés n'ont d'égale que la manie autodestructrice. Un jeu saccadé tout en mouvements physiques à la limite du ballet, un jeu réellement électrique crée un Costia nouveau, halluciné par son propre vertige, un Costia aux dimensions multiples, tout à la fois saint et martyr, et dont le rire sardonique est un perpétuel sanglot.

L'écriture sur la sellette

Il faut rappeler que le texte lui-même qui jongle — sans philosophie — avec les profondeurs abyssales des âmes des personnages fait valoir combien les itinéraires de chacun sont contradictoires, grevés par l'enfance, ce qui autorise l'éclairage un peu « psy » du metteur en scène George Pradinas. Dans un décor tout en jeux de lumière — les trois quarts de la pièce se déroulent sur l'herbe, face à l'horizon bleuté du lac qu'on devine balayé par le va-et-vient maniaque des mouettes — les gens se croisent et se recroisent, se prennent et se déprennent avec une sorte de voluptueuse cruauté dont tous rendent admirablement l'ambiguïté.

Irina, la mère de Costia — Brigitte Catillon — incarne cette actrice sur le retour toute pleine d'elle-même et ne portant à son fils qu'une affection intermittente. Intellectuelle, bout des ongles, elle est néanmoins capable de redevenir une midinette aux abois quand l'amant requis ailleurs fait mine de se tailler. Comme Lavant, elle joue ce léger décalage, cette hypertrophie du Moi théâtral qui donne tant de présence aux personnages; comme s'ils étaient parmi nous. Dès lors c'est tout le propos de Tchékhov sur les affres et les délices de l'écriture qui prend un relief extraordinaire. Et quand l'étonnant littérateur-qui-a-réussi, Trigorine, alias Daniel Jegou, disserte sur l'art difficile d'être écrivain, ce métier pas comme les autres, ce métier d'observateur qui ne laisse aucune paix, le suspense est à son comble.

Un jeu déhanché lui aussi, très précis, très drôle, l'aide à camper l'écrivain un peu snob, susceptible de se pencher en sociologue lucide sur son propre cas. Catherine Frot est une Mouette un peu trop oie blanche à notre goût, ce qui dessert le projet de Tchekhov d'en faire ce personnage plus riche, que ses rêves bafoués mènent à la maturité artistique. Sont remarquables le frère d'Irina, Jean-Pierre Darrousion en vieillard chevrotant déplorant de ne pas avoir assez vécu et le médecin, Thierry Gimenez, beau quinquagénaire philosophant plus volontiers sur le sens de la vie que remplissant son office.

Mais bien sûr il fallait une direction d'acteurs hors de pair, celle de Pradinas, et une mise en scène audacieuse pour ainsi tirer parti des silences, autant d'échappées sur les abîmes de la pièce et mener à bien cette Mouette « fugueuse », fragile et parano, volant à tire d'aile vers notre époque.

DANIELE GILLEMON.

Au théâtre 140 par la Compagnie du Chapeau rouge - Paris. Jusqu'au 24 janvier à 20 h 30. Avenue Eugène Plasky à 1040 Bruxelles. Loc. : 733.97.08 de 12 à 18 heures.

Auteur Danièle Gillemon

Publication Le Soir

Performance(s) La Mouette

Date(s) du 1987-01-19 au 1987-01-24

Artiste(s)

Compagnie / Organisation Compagnie du Chapeau Rouge