Archives du Théâtre 140


De Liège au 140: Electre, comme un bijou barbare



Le Soir

19-10-1987

De Liège au 140 : Electre, comme un bijou barbare

Ce fut l'un de nos grands, de nos purs bonheurs des dernières saisons. C'est, sans doute, dans l'esprit de Jo Dekmine qui l'accueille aujourd'hui au 140 (après qu'il a fait halte au Festival du Jeune Théâtre de Liège), l'un de ces spectacles « d'une parfaite lisibilité » plus conformes que d'autres peut-être à une définition traditionnelle du théâtre. Encore que... Car si l'Electre du Théâtre parisien du Lierre ne se targue pas de violer les codes, il bouleverse, simplement, nos émotions.

C'est en Avignon que le choc nous en fut donné, en juillet 86. Le Théâtre du Lierre, animé depuis 1975 par Farid Paya et fort d'une dizaine de productions (dont Pâques à New York et l'Opéra nomade), avait pris, cet été-là, ses quartiers à Villeneuve. Le bouche à oreille festivalier ayant fait son office, il n'avait pas fallu longtemps pour qu'on se presse aux portes de la Chartreuse où le coude à coude des grands jours accroissait encore le sentiment de communion avec ce que le Lierre définit comme une « tragédie lyrique ».

Empruntant à l'œuvre de Sophocle la trame légendaire et quelques répliques-clés, le metteur en scène a tissé, en étroite collaboration avec un auteur,

Yves Plunian, et un musicien, Marc Lauras, un enchevêtrement de texte, de musique, de chant et de jeu, dont le choix de la situation géographique du spectacle définit d'emblée les atmosphères. Car si la scène est à Mycènes, la capitale de l'Argolide se pare et se charge ici des couleurs, des parfums, des chaleurs de toutes les cités moyennes — et proches-orientales. Pierre et sable, eau et feu, ocre et noir, étoffes lourdes, bijoux barbares : la scène est aussi à Oran et à Izmir, à Damas, à Ispahan (Paya n'est-il pas d'origine iranienne?)…

Nous sommes donc là, immédiatement et violemment là, plongés en des temps doux et rudes, « primitifs » au sens le plus prégnant, le plus « présent » du terme : la fête peut commencer. C'est un festin rituel que préparent en effet ces femmes enturbannées dont les « youyous » s'élèvent en une mélopée aux sonorités étranges, étrangères, imaginaires. « Puis-qu'en naissant la vie nous a donné la parole, je veux que ce soir plus que jamais l'on s'en serve et qu'en parlant l'on serve la vérité » : ainsi Clytemnestre, souveraine des lieux, commande-t-elle au chœur de rejouer une fois encore, avec et devant elle et son deuxième époux Egisthe, l'histoire de son règne « de justice ». Le sacrifice d'Iphigénie. Le retour d'Agamemnon. Le meurtre du héros de Troie. La révolte d'Electre. La vengeance d'Oreste...

Mais le récit, lentement, se mêle, se confond puis s'efface devant la réalité des êtres et des passions. Telle la parodie des comédiens de Hamlet, la simulation tourne de l'exorcisme au (psycho)drame, refermant sur la sanglante tragédie des Atrides le piège de sa malédiction éternelle. Sauvage et envoûtant, menaçant et captieux, palpable et magicien à la fois, le spectacle du Théâtre du Lierre se donne et se reçoit tous les sens en éveil. Du métissage des fibres et des cultures, des âges et des langages, il compose un « opéra » dont les mystères, les grandeurs mêmes sont dans sa dimension charnelle, triviale. Où les âmes malades, perdues, torturées, cherchent aux corps à corps d'amour ou de haine un ultime et dérisoire apaisement.

Après le Britannicus débridé de la saison dernière, revisitez cet Electre flamboyant : c'est qu'ils exultent, nos « monuments »!

CATHERINE DEGAN.

Electre, d'après Sophocle, par le Théâtre du Lierre : au Théâtre 140 du 19 au 24 octobre, puis au Théâtre Royal de Mons, le 18 novembre.

Auteur Cathérine Dégan

Publication Le Soir

Performance(s) Electre

Date(s) du 1987-10-19 au 1987-10-24

Artiste(s) Farid Paya

Compagnie / Organisation Théâtre du Lierre