Archives du Théâtre 140


Une Electre aux senteurs orientales



La Libre Belgique

21-10-1987

Le Théâtre du Lierre de Paris au Théâtre 140

Une Electre aux senteurs orientales

Farid Paya, metteur en scène français d'origine iranienne,

donne à la tragédie antique les vibrations d'un opéra mythique et quotidien. Et ce chant envoûte...

Le Théâtre du Lierre avait présenté son « Electre » à Villeneuve-lez-Avignon, il y a un an, puis à Paris la saison dernière. Le Théâtre 140 le programme jusqu'au 24 octobre. Il faut voir ce travail original, sensible et intelligent, sur l'esprit et le chœur de la tragédie antique. L'« Electre » de Sophocle en sort vibrante, caressée par les vents chauds de la Méditerranée, de la mer Noire et de l'océan Indien, chatoyante des coloris du Proche-Orient.

Comment restituer aujourd'hui avec force le lyrisme du chœur antique, cette conscience des héros légendaires, ce témoin implacable de leurs crimes, cette pythie funeste, cette mémoire obsédante des peuples? Farid Paya, cet Iranien de Paris, nous en fait la superbe démonstration.

Sur la scène, la sobre façade du palais mycénien ferme un espace de terre battue où repose le père meurtrier d'Iphigénie, Agamemnon, l'Atride assassiné à son retour de Troie à l'instigation de sa femme Clytemnestre. L'heure est à l'évocation du crime. Clytemnestre ordonne le récit des horreurs du guerrier de Troie, frère d'Egysthe, son amant devenu roi, et loue le bien-fondé de sa vengeance.

Sur la scène, les comédiens racontent et jouent successivement. Vêtus de costumes, chatoyante synthèse des folklores orientaux, perse, turc, iranien, libanais..., les comédiens psalmodient le récit. Toute l'originalité du travail du Théâtre du Lierre réside en cette superbe modulation des voix. Pas un seul mot compréhensible. Marc Lauras a conçu pour les comédiens une musique vocale dont les images sonores rappellent l'arabe, le grec ancien et expriment avec ampleur les turbulences et les cruautés de la tragédie.

MOTS INCONNUS. Extraordinaire partition qui nous conte, par le chant collectif ou plus individualisé, les horreurs, les peurs, les haines et retrouvailles sauvages. Libéré de l'enfermement des mots connus, le chant se déploie, immense, clair et coloré. Pas une de ses intentions ne nous échappe. Il emplit le ciel surchauffé de nuages menaçants et d'éclaircies abruptes et modèle sa beauté au gré du destin, de la moïra. Il se languit à la manière des appels à la prière des muezzins ou des mélopées gutturales pratiquées par les musiciens traditionnels de Kabuki. Il se fait monologues et dialogues dans un langage imaginaire dont on ne perd pas un... mot!

Au-delà de la cruauté du mythe, la transposition de Farid Paya baigne la tragédie du sang du Proche-Orient qui, depuis les origines, ne cesse de rougir la terre musulmane. Ces combats antiques ont des relents d'aujourd'hui. Les comédiens nomades aux racines turques, arméniennes, libanaises ou méditerranéennes, modulent avec autant de talent que d'âme ces cris brassés par les vents, détournés par leurs caprices.

Sur la scène aussi, le feu, les cendres et le sang. Les mots de Sophocle, réécrits par Yves Plunian, cassent cet opéra du désert de scènes, en français, jouées parfois un peu maladroitement par les comédiens-chanteurs. Peu importe, le charme mystérieux, rituélique et presque sorcier de cette évocation sanglante de deuil, crimes, affrontements, magnifie le mythe. La chorégraphie sauvage et instinctive concourt à cette séduction sensuelle, brûlée de soleil, gonflée de fruits mûrs et rafraîchie d'oasis sur les rochers arides des violences barbares. Superbe regard.

Claire DIEZ.

Auteur Claire Diez

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Electre

Date(s) du 1987-10-19 au 1987-10-24

Artiste(s) Farid Paya

Compagnie / Organisation Théâtre du Lierre