Archives du Théâtre 140


Les solos solennels de Suzanne Linke



La Libre Belgique

4-3-1988

Au Théâtre 140

Les solos solennels de Suzanne Linke

La danseuse-chorégraphe allemande a rendu hommage à Dore Hoyer avant d'interpréter ses propres solos habités de beauté et de profondeur

Suzanne Linke, primée par la critique allemande pour ses créations chorégraphiques, fut attirée à la danse par la pionnière Mary Wigman, décédée en 1973, qui posa en Allemagne, comme Martha Graham aux Etats-Unis, les premiers jalons de la danse moderne. Suzanne Linke suivit en 1967 ses derniers cours avant que l'école Wigman ne ferme ses portes à Berlin. « Cette femme très spirituelle », comme la définit Linke, ancienne élève de Jacques Dalcroze, professait une danse individualiste qui lui permettait d'aller jusqu'au bout de ses aspirations et intuitions, voulait donner à danser l'être humain dans ses élans intimes, dans ses états d'âme, loin des préciosités et des contraintes d'école. Depuis la « grande prêtresse de la danse europénne », Harald Kreutzberg et Dore Hoyer firent une religion de l'expression solitaire. Depuis 1982, Suzanne Linke poursuit cette tradition « solo » dont elle peaufina la formation à la Haute Ecole Folkwang d'Essen dans la section danse créée par Kurt Jooss et dirigée artistiquement par Pina Bausch. Elle-même dirigea cette section pendant près de dix ans jusqu'en 1985.

A Bruxelles pour une seule soirée, la chorégraphe vient de travailler à Paris à l'invitation de GRCOP (groupe de recherche chorégraphique de l'Opéra de Paris) sous la houlette de Jacques Garnier. Le fruit de ce travail s'appelait « JardinCour » et fut présenté en février au Centre Pompidou. Au Théâtre 140, elle venait en toute humilité rendre hommage à l'une de ces artistes solitaires qu'elle chérit pour leur opiniâtreté et leur expressivité intenses. Suzanne Linke s'effaçait devant le génie inventif de Dore Hoyer et nous interprétait, en première partie, les « Affectos humanos » de la danseuse solo.

L'hommage solennel, baigné de respect et de rigueur, revitalisait les créations éphémères de la chorégraphe qui se suicida en 1967. Revêtant successivement des jupes longues pendues à une tringle au vu du public, Linke exécute comme un rite l'expression des sentiments humains : la vanité, l'envie l'angoisse et l'amour. L'évocation fascinante s'épanouit, étrange, à la manière d'une langue inconnue et désuète dont la limpidité est telle que le propos s'anime de force et de mystère, parfois de naïveté.

Troublante illustration de l'angoisse où la tête enfouie entre les mains, la femme, recroquevillée, ploie les genoux en une agitation fluide proche du Charleston. Hallucinants ses défaillements embrumés de semi-pénombre qui allègent sa silhouette comme feuille torturée par les caprices du vent. La séquence fugitive s'appelle « Dolor » et évoque la mort alors que nous assistons aux tournoiements de ce corps happé par le néant.

Les deux dernières séquences « Orient-Okzident » et « Im Bade wannen » sont fulgurantes d'inventivité. La première fait apparaître la danseuse dans un filet de lumière transversale, les cheveux dénoués argentés de rayons, courbée vers le sol. Féline et rebelle, elle arpente le plateau, le visage noyé par sa chevelure, comme blessée à mort, tigresse feulante et nerveuse avant de s'alanguir de fatigue. C'est superbe.

Puis vient le must. La chorégraphe a un partenaire, une vieille baignoire en métal. Eric Satie pleure sa mélancolie et Suzanne Linke avec un détachement douloureux, une lascivité nostagique, traîne l'ustensile métallique comme un boulet, comme son cercueil, s'y plonge, refuge aquatique, s'y couche lentement engourdie déjà par le froid qui semble inonder ses veines.

Ainsi Suzanne Linke fascine et envoûte à partir d'idées étonnantes de simplicité même si parfois on sent la difficulté de finir, de conclure ses variations pour une femme seule.

Claire DIEZ.

Auteur Claire Diez

Publication La Libre Belgique

Performance(s) Affectos humanos, Orient-Okzident, Im Bade wannen

Date(s) 1988-03-02

Artiste(s) Suzanne Linke

Compagnie / Organisation