Archives du Théâtre 140


Bohner et Suzanne Linke: pas de deux pour solistes



Le Soir

8-3-1988

Bohner et Susanne Linke: pas de deux pour solistes

La semaine dernière à Bruxelles, la danse était allemande. Susanne Linke et Gérhard Bohner, deux solistes « marginaux » — c'est-à-dire plus connus et appréciés chez nous que chez eux —, anciens élèves de Mary Wigman, dansaient l'une au Théâtre 140, l'autre au Beursschouwburg. Chacun à un bout de la ville et de la danse.

Gerhard Bohner, ex-codirecteur du Ballet de Brème, s'est attaché à retrouver les principes et l'esprit des ballets du Bauhaus. S'inspirant des costumes, des annotations du peintre, sculpteur, danseur, scénographe Oskar Schlemmer, Bohner évolue entre l'abstrait et l'humain, l'équilibre et le déséquilibre. Conformément aux recherches du Bauhaus, la base de ses chorégraphies est formelle, architecturale. Les ballets ont pour objet d'être une réflexion pure sur le fonctionnement des formes et des couleurs. Contraignants et limitatifs, les costumes aux formes géométriques de Schlemmer (conservés au Staadt Galeries de Stuttgart) induisent le mouvement, l'idée de mouvement plutôt. La figure humaine se fait alors figure d'art.

A l'opposé de cette démarche, Susanne Linke est tout émotion. Seuls compte pour elle le propos, l'homme ou, en l'occurrence ici, la femme. Dans la première partie de son spectacle, la femme s'appelle Dore Hoyer, danseuse allemande comme Susanne Linke et qui, oubliée, bannie des théâtres, se suicida dans les années 60 alors qu'elle avait beaucoup apporté. Très connue en Amérique latine, où elle travailla, Dore Hoyer conçut quatre saynettes dansées sous le titre Afectos humanos. C'est par ces quatre tableaux que Susanne Linke rend hommage à la chorégraphe, enfilant un à un les costumes d'époque, lentement comme pour s'en imprégner. Elle trouve là l'occasion de nous montrer toute l'étendue de ses possibilités.

Force et volupté

Vanité. Sur une musique asiatique de bâtons entrechoqués, le corps se tend. Seuls vibrent les mains et les pieds. Envie. Rouge et noir. Les gestes cette fois sont larges, rapaces, masculins. Angoisse. Noir et blanc. Le mouvement se décompose, devient rituélique, se cabre avant de déposer les armes. Susanne Linke elle est toute mathématique et vibrante. Amour. Le corps ondoie, les mains s'unissent, féminines, retenues mais séductrices. Dolor. Ce cinquième tableau est de Susanne Linke, elle rend un dernier hommage, personnel celui-là, à Dore Hoyer. Elle se dépouille du costume, l'éparpille sur le sol et vient vers nous, paumes tendues, graves, noires, vaincues. Comme après une ovation, elle se retire lentement. Humilité du départ. Puis mû par une dernière mécanique, de celle qui anime la poule décapitée, poursuivant sa course vers la vie, le corps s'emballe de plus en plus fou... Etranges, expressionnistes, ces chorégraphies rétros gardent néanmoins toute leur pertinence, leur lisibilité, leur force.

Susanne Linke n'apparaît elle-même qu'en seconde partie avec Orient-Occident sur une musique post-industrielle de Xénakis. Le long d'un rai de lumière, elle s'arrache au sol par saccades. Son corps n'est que spasmes, pleurs, entraves, son visage est occulté par un rideau de blondeur. Avec La Baignoire, on change une fois de plus de registre. La danseuse donne dans l'esthétique, le cocasse, et l'extrême sensualité. Assise sur le « pot » dans sa salle de bains, elle amorce un dialogue amoureux avec sa baignoire. Irradiée de l'intérieur par une sorte de grâce antique, Susanne Linke caresse, s'abandonne, se reprend puis s'abandonne encore, vaincue par cet objet de prime abord dur et froid mais qui, elle nous le rappelle, est aussi détente et volupté.

SOPHIE CREUZ.

Auteur Sophie Creuz

Publication Le Soir

Performance(s) Affectos humanos, Orient-Okzident, Im Bade wannen

Date(s) 1988-03-02

Artiste(s) Suzanne Linke

Compagnie / Organisation