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Au Théâtre 140: Roxane Huilmand parmi ses hommes



Le Soir

29-4-1988

Au Théâtre 140 : Roxane Huilmand parmi ses hommes

Tant mit Männer, la seconde création de Roxane Huilmand après Muurwerk, nous emmène dans un univers de silence et de bruits, de combats et de séduction. Un Saturday Night Fever quelque part dans un bar de frontière, au Mexique ou dans la périphérie bruxelloise...

Cinq hommes aux physiques hétéroclites, aux costumes de « vismet », et une femme hantent l'espace clos de Christine Flasschoen, ouvert sur des latrines. La mise en route de la soirée s'amorce en silence sur fond de BRT et de crise gouvernementale. Encore le Mexique? D'emblée, le langage de Roxane Huilmand joue les contrastes. Contraste entre le poids des corps abandonnés les uns sur les autres, comme répandus par des confidences trop lourdes, et le dégagement, l'échappement tout en points-virgules ponctués par les pieds et les mains. Il y a bien une grammaire flamande de la danse. On pense beaucoup à Rosas dont Roxane Huilmand fait partie, un peu à Epigonen et à Vandekeybus.

Translation, rotation

Dans la première partie de ce spectacle qui en compte trois, le vocabulaire s'installe, les partenaires se jaugent, pivotent lentement sur eux-mêmes, symétriquement. Translations, rotations, alignement en carré qui soudain éclate comme un jeu de quilles. Dos à dos, côte à côte, on s'évite, on tente un rapprochement... C'est toute la solitude des danseurs du samedi soir qui se déhanchent ensemble sans arriver jamais à faire un seul corps. Ebauches, pointillés, ratés. Soudain l'ambiance s'échauffe sous l'effet d'un fado sensuel d'Amalia Rodriguez, tout en arabesques. La soirée bourgeonne, prometteuse, les regards s'illuminent, les jeux s'animent pour aussitôt se fondre en glissés retenus. La danse de Roxane est rigoureuse et droite comme un rang d'écoliers facétieux qui par en dessous font des pieds de nez au prof. Une danse souple mais pas libératrice, voire un peu coincée, d'où s'échappent des bouffées naïves, des pointes d'humour, des ébauches encore, d'offrandes, d'invites jamais abouties. Nous sommes quelque part entre les silences de Wim Wenders et ceux de Ettore Scola dans son Bal à lui. Curieux mélange de germanisme émaillé de motifs latins.

Petit monticule d'amour

Les pas de deux succèdent aux trios et aux solos. La séduction prend ici des allures mâles de combat de coqs, les ergots martèlent le sol autour d'un monticule de pétales rouges, petit tas d'amour. Roxane fait parfois partie du jeu et parfois en est exclue, petite soeur rejetée par ses frères. Pourtant c'est elle qui imprime sa marque aux pas. Voilà pourquoi ces cinq grands corps d'hommes sautillent, la tête rentrée dans les épaules, comme des petites filles jouant à l'élastique sur les carrés du trottoir. Attention : si on touche la ligne, on perd. On repense beaucoup au Bartok d'Anne Teresa de Keersmaeker. La soirée se traîne, les conversations tournent en rond, le fado repointe son air frais et anime les hommes. Le petit malfrat, le séducteur façon Mink de Ville, le roublard, le râblé et le jeunot. Comme un disque rayé, la mise en mouvement de Roxane se répète inlassablement jusqu'au point de rupture. Dans la troisième partie, tout se liquéfie, les jeux se défont, les corps aussi. Le malfrat les bute tous, un à un. On achève bien les chevaux. La BRT annonce les infos de dix heures. Parleront-elles de ce fait divers dans une boîte sordide?

SOPHIE CREUZ.

Le Kaaitheater au 140 jusqu'au 30 avril. Avec Roxane Huilmand, Eddi Bal, Marc Hallemeersch, Jan Harks, Rob Rappange et Hervé Robbe.

Auteur Sophie Creuz

Publication Le Soir

Performance(s) Tanz mit Männer

Date(s) du 1988-04-27 au 1988-04-30

Artiste(s) Roxanne Huilmand

Compagnie / Organisation Kaaitheater