Archives du Théâtre 140


Au plus profond de nous avec la Trilogie des dragons



Le Soir

17-3-1989

Au plus profond de nous avec la Trilogie des dragons

Sortir des sentiers battus, chevaucher une étoile filante pour parcourir le temps d'un spectacle 75 ans de vie, trois générations, la Chine, l'Orient, le Québec. Et cela sur ce qui est aujourd'hui un terrain de stationnement québécois dont le sable piétiné ressemble au remous des souvenirs. On se replonge face à soi-même et on retrouve ses racines. A l'autre extrémité de cette terre, c'est la Chine. A force de creuser, le trait d'union s'établit, de 1910 à nos jours, du Dragon vert au Dragon rouge au Dragon blanc, pour, à travers l'art, en faire une « trilogie ». Un spectacle déroutant parfois, étonnant souvent. Une flambée d'expression théâtrale par le théâtre Repère de Québec.

Deux fillettes espiègles jouent avec des boites de chaussures dans une ruelle de Québec. Jeanne et Françoise sont cousines. La nuit, elles guettent les étoiles filantes pour envelopper d'un vœu leurs rêves d'amour pour la première, de pays lointains pour la seconde. Le quartier chinois, à deux pas, les fascine avec ses clichés : les vapeurs de buanderies mélangées aux essences d'opium, les mangeurs de rats, les gestes du Mah-jong, la tension des parties de poker. C'est le temps de l'insouciance, des rires sous cape et des bêtises enfantines.

Mouvance et métissage

Au fil des années, des événements, nous retrouverons les deux cousines au destin écartelé, à travers la vie, la guerre, la douleur, les amours et la mort. En suivant Françoise et Jeanne, nous croiserons les chemins des personnages les plus divers comme William S. Crawford, propriétaire d'un magasin de chaussures, Philippe Gambier, pilote d'avion français, Yukali, peintre japonaise... tous symboles des mouvances, du métissage, des voyages et des errances.

L'histoire, construite par les comédiens selon leurs inspirations et leurs visions de l'Orient sous le regard de leur grand « facilitateur » Robert Lepage, n'est qu'une base pour permettre aux personnages et à nous-mêmes d'aller au-delà de l'Orient concret, de plonger à l'intérieur de l'être, là où sommeillent les craintes, les rêves, le paradis perdu. Le décor aussi est à l'image de cette saga, une base actuelle qui se prête à toutes les imaginations. Avec simplicité, meubles et éclairages minutieusement étudiés donnent l'illusion d'un ailleurs à chaque modification (d'une cave sombre du quartier chinois au survol de la ville de Vancouver).

Interpénétration

Interprétée en trois langues (anglais, français, chinois), cette « trilogie » y trouve non pas un handicap mais justement un plus au besoin de communication, une preuve à l'interpénétration des cultures. Cela engendre bien entendu des situations comiques, dans le ton d'humour adopté dès le début du spectacle. Un spectacle abondant truffé de symboles, d'images suggestives où toute communication verbale reste primaire. Robert Lepage a adapté sa mise en scène à cet état. Il a privilégié le visuel, l'expression corporelle, la danse, le geste, s'inspirant avec pudeur du cinéma, cherchant à tout moment à attiser notre esprit aux clichés orientaux, à éprouver nos sentiments de haine ou d'amour (séquence émouvante de la naissance puis de l'enfant qui grandit par le biais du chausson au soulier). Il donne dans l'abondance (comme cette scène époustouflante d'une simple danse de patineurs à la montée de la guerre et de la violence dans toute sa bêtise), désarçonne avec quelques propos hétéroclites, brouillons et inutiles comme la maladie de Stella, la fille de Jeanne. Seule fausse note.

Jouée avec talent et imagination par huit comédiens du théâtre Repère de Québec, La Trilogie des dragons, présentée par le Théâtre 140 et les Halles de Schaerbeek, est un spectacle original qui bouscule, cela n'est pas fréquent, les barrières du traditionnel et nous offre pour notre plus grand plaisir trois heures intenses. Mal assis, entre le chaud et le froid du théâtre, le spectateur surpasse l'inconfort des Halles jusqu'aux petites heures pour dire « bonheur » à ce grand prix du Festival des Amériques.

FABIENNE BRADFER.

Aux Halles de Schaerbeek. jusqu'au 18 mars à 20h 30.

Auteur Fabienne Bradfer

Publication Le Soir

Performance(s) Trilogie des dragons

Date(s) du 1989-03-14 au 1989-03-18

Artiste(s)

Compagnie / Organisation Théâtre Repère de Québec