HUGO CLAUS

C'est un homme singulier que ce Flamand de trente ans, aux épaules de lutteur, aux traits rudes, à la chevelure néronienne et aux yeUx pervenche. Non pas seulement parce qu'il est à la fois dramaturge, romancier, poète et peintre et qu'il est considéré en Hollande comme l'écrivain numéro un des lettres néerlandnises, mais aussi parce qu'il est un extraordinaire self made man et qu'il a le culte de l'indépendance à un point qui semblera invraisemblable au commun des mortels rivés à leurs tùches, à leur famille, à leurs habitudes. Un jour, Hugo Claus décida d'aller passer deux semaines chez des amis en Italie. Au terme de ce séjour, il estima que le pays lui plaisait. Et il resta trois ans à Rome ! Jusqu'à ce soir où, alors qu'il se trouvait dans un autobus romain, il se dit :

"Mais je ne suis pas dans "mon" monde ici. Je n'ai rien de commun avec ces gens qui m'entourent..."

Et le lendemain, il reprenait le chemin de sa Flandre natale. Oh ! ce n'est pas la seule escapade. Il est parti ainsi, a` l'improviste pour Paris où il est également demeuré près de trois années, pour Ibizza, une île proche des Baléares, où il a écrit un essai sur le peintre Karl Appel, et le mois prochain, il s'en va pour une demi-année faire le tour des Etats-Unis. Il habite Gand, mais il est l'artiste belge le plus insaisissable. Et il a sans doute fallu que les Soirées françaises, dirigées par M . Martin Reding, décident de créer en français, à Bruxelles, sa pièce La Fiancée du matin pour qu'on soit sûr de pouvoir le rencontrer dans un endroit précis, en l'occurrence le théâtre des Galeries. Mais laissons-lui la parole.

- Je suis né à Bruges, en 1929, et j'ai passé mon enfance avec mes parents à Courtrai. Mais à quatorze ans, je suis parti de chez moi parce que je voulais devenir peintre. Et je me suis inscrit à l'Académie des Beaux-Arts de Gand. Après, j'ai travaillé un peu partout...

- Comme peintre?

- Oui, en bâtiment ! J'ai peint pas mal de façades d'immeubles à Gand. On les voit encore aujourd'hui et c'est un gag pour moi de les montrer à mes amis quand je passe devant elles... J'ai aussi été manœuvre, puis ouvrier agricole, betteravier pour être plus exact, dans le nord de la France. C'est là que j'ai écrit ma pièce intitulée Sucre, dont on vient de donner la centième en Hollande et qui a également été jouée par les théâtres flamands de Bruxelles et d'Anvers.

- Et votre premier roman?

- Je l'ai écrit à dix-neuf ans. C'est De Metsiers, publié en français chez Fasquelle sous le titre La Chasse aux canards et qui a également été traduit en américain, en suédois et même en japonais. Puis j'ai publié cinq livres de poèmes, deux autres romans : Jours de canicule et L'Homme aux mains vides, ce dernier qui met aux prises un jeune Flamand et une starlette italienne et que j'ai d'ailleurs écrit en Italie, et deux autres pièces : La Fiancée du matin et Le Chant du meurtrier. Mais celle-ci, qui est une sorte de fresque historico-poétique mettant en scène un chef de bande

et une châtelaine, ne me plaît plus et j'ai refusé de la laisser encore représenter.

- Vous avez une activité littéraire débordante...

- Oui,je ne me sens à mon aise que si je fais beaucoup de choses à la fois. Mais si, tout à coup, je me sens l'envie de tout abandonner et de partir, rien ne me retient et je m'en vais. Voyez-vous, les autres qui n'osent pas faire ainsi laissent leur envie se pourrir et cela leur gâte le sang !

- Vous êtes un heureux homme...

- Il faut dire que je suis peut-être le seul en Belgique ou du moins en Flandre à vivre exclusivement de mon travail artistique. Je veux d'ailleurs qu'il en soit ainsi et si je ne gagnais plus assez, eh bien ! je me remettrais à travailler de mes mains, comme ouvrier.

- Vous parlez couramment l'italien ?

- Bien sûr ! Mais je parle aussi l'anglais et l'allemand que j'ai appris seul. J'ai d'ailleurs traduit en flamand une pièce anglaise d'une poésie très hermétique: Under Milkwood, de Dylan Thomas, et deux classiques allemands : La Mort de Danton et Woyzeck, de Georg Büchner. Qu'est-ce que j'ai encore fait ? Attendez... J'ai aussi écrit un livret d'opéra pour la cantatrice américaine Mary Powers, j'ai remporté, à Bruxelles, le prix triennal de littérature dramatique, et, à Paris, le prix Lugné-Poe pour la meilleure pièce étrangère de l'année. J'ai fait aussi une exposition de dessins et d'aquarelles au palais des Beaux-Arts, l'an dernier. Il est question encore que Sucre soit joué en Amérique par des Noirs, car il y a là des ouvriers saisonniers qui ont beaucoup de points communs, paraît-il, avec les betteraviers que j'ai décrits. Et la Fiancée du matin va être créée fin novembre dans un théâtre off-Broadway par un jeune metteur en scène de la télévision américaine qui a été l'assistant d'Otto Preminger.

- Puisque vous partez précisément en Amérique, vous aurez l'occasion de voir cette version américaine de votre pièce ?

-Oui, peut-être.

- Est-ce que vous écrirez livres pendant ce long voyage ?

- Je ne sais pas. Je vais là-bas l'esprit aussi vierge que possible. Je compte surtout beaucoup regarder. Je n'écrirai pas d'articles ni de reportages en tout cas. Que voulez-vous, je ne peux pas penser logiquement; je saute instinctivement d'une idée à l'autre, et ça ferait de très mauvais article 25 qu'aucun rédacteur en chef n'accepterait. Mais je tiendrai peut-être une sorte de journal. on verra.

- Vous suivez toujours vos impulsions, M . Claus ?

- Oui, immédiatement.

- Et vous n'avez pas ainsi l'impression d'être un peu marge de vos contemporains?

- C'est la société qui est en marge de moi. Pourquoi tout le monde ne fait-il pas comme moi? Ce serait bien plus gai...

- Et bien surtout êtes-vous partisan du théâtre d'avant-garde?

- Oui, mais pas à tout prix. Il ne suffit pas, par exemple, d'écrire sans majuscules et sans virgules pour être un bon écrivain. Mais je crois que le plus grand dramaturge de langue française est actuellement Samuel Beckett, l'auteur d'En attendant Godot.

- Et que pensez-vous de ce mouvement de découverte, par les théâtres d'expression française, d'auteurs flamands, comme Joseph Van Hoeck, dont le Théâtre national vient de créer à Spa Jugement provisoire, et comme vous?

- Cela prouve la perspicacité des directeurs de théâtre...

- Une dernière question: ferez-vous encore, adapter en français d'autres pièces ?

- Peut-être. En janvier, le Théâtre flamand va monter Mama, kijk, zonder Handen, une satire des «angry young men » britanniques, ces jeunes écrivains maudits. J'y ai introduit aussi dans cette pièce un garçon très riche qui veut devenu poète, un « blouson noir » et une danseuse aux cheveux filiformes. Tout ça traité avec beaucoup d'humour très noir. Ce sera peut-être bien; on verra...

Notre pittoresque entretien est terminé´. M . Claus sort alors de sa serviette la photo qui illustre cet article. Une photo qui ne correspond pas du tout au modèle qui a les yeux pétillants de malice et un sourire très chaleureux. Mais n'est-ce pas, chez cet original auteur de théâtre, un effet dramatique de plus?