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La grande désillusion Jérôme le Magnifique



Notre Temps

25-3-1975

La grande désillusion

Jérôme le Magnifique

Le retour du « Grand Magic Circus » au théâtre 140 dans son nouveau spectacle « Les Grands Sentiments ».

Superlativement savariesques, ces mélodramatiques Grands Sentiments! Tout y est, avec quelque chose en moins et quelque chose en plus.

TOUT

Le cirque d'abord avec ses animaux tristes, tant les bêtes de la crêche, l'âne effondré et la vache crevée du tableau « Nativité », que la piteuse girafe pitance des deux directeurs affamés du Circo Mondiale Trampolini et les autres qu'on dit sauvages abandonnés dans la forêt, contraints à l'autogestion.

Le cirque encore avec sa Lola Montès en pleine décadence, mais qui garde un bel organe vocal. Le cirque aussi avec des esquisses de shows brillants qui se nient dans la dérision.

Le cirque enfin avec son bonimenteur, son barnum à la voix démesurée, au vocabulaire gigantesque et redondant, mais cousu de minables clichés, à la présence envahissante et nombrilique : Jérôme Savary soi-même.

Le Grand Magic Circus tout entier dans le processus associatif des saynètes à tiroirs, l'une amenant l'autre, dans un décousu qu'on pourrait dire savant, car c'est celui de la longue et attentive pratique théâtrale. Shakespeare et Goldoni, écriture après action, improvisation, tentatives gestuelles et vocales. Sans doute un jour Savary écrira-t-il des pièces, sans aucun doute d'ailleurs : question purement oratoire!

Tout entier dans la dérision, le grotesque, le grossier, même, exprès, pour choquer, révolter, agresser. Le Charlie-Hebdo du théâtre, l'après 68 de la B.D. et le cochonné des fanzines transposés sur scène. La séquence des reines du sexe, travestis repoussants, mais en contre-point deux jolis corps blancs de nymphettes — emploi contestable du point de vue féministe, rôles de femmes-objets comme les animaux tristes, mais sur elles c'est un regard tendre que pose Jérôme Savary...

Tout entier dans la critique du monde capitaliste. Il est vrai que le Grand Magic Circus n'a rien de la troupe militante (1); ce n'est pas du théâtre-tract, ni du théâtre-analyse. La critique socio-politique pourfend le petit bourgeois, la majorité silencieuse et la cotonneuse sérénité que Jour de France et Paul VI tentent de répandre pour occulter la crise. S'attaquer aux mythes et légendes aux valeurs, telles famille, amour, religion, pouvoir (notamment les royalties) et même sexe, c'est retirer au faible son opium et le plonger dans l'enfer des points d'interrogation. Démarche cruelle? Non point! Salutaire. Le salut, c'est pas le paradis, ni même l'enfer où l'on s'ennuie mortellement puisque l'on n'a même plus l'angoisse de la mort pour s'occuper. C'est aujourd'hui, ici, ou plutôt crever.

Tout entier dans le désespoir qui se teinte de volupté concernant la mort (ce qu'il y a de plus intéressant dans la vie, phrase-clef apparemment dérisoire, parmi quelques autres de cet acabit), nostalgie à la limite de l'ambiguïté quand l'Aiglon se crispe dans une attitude exacerbée (2) et quand Savary se délecte peut-être réellement à la fin en écoutant Carmen sous son grimage de clown triste. Alors le bateleur se fait philosophe, plus nietzschéen que marxiste, et assurément plus proche de Flaubert que de Balzac.

MOINS

Tout cela était-il encore perceptible dans De Moïse à Mao et dans Good Bye Mister Freud, énormes shows à distribution nombreuse, à multiples décors, à succession étourdissante de numéros sensationnels? Quand j'ai découvert le Grand Magic Circus et ses animaux tristes, petite troupe où chacun faisait l'homme-orchestre, tout était déjà mis en place : cirque, multiplicité, dérision, désespoir. Les deux spectacles intermédiaires, Zartan et Robinson Crusoë, polissaient l'outil. Avec les deux grands shows, Savary en rajoutait : plaisant éclatement des formes théâtrales, mais comme vidé de sens, gratuit, quoi!

A présent, équipe réduite (une dizaine), décor unique (Regardez-le bien, c'est le seul, dit-il), trucages dérisoires (la neige-papier actionnée par une ficelle) : l'économie théâtrale correspond à la représentation de la misère — crise, chômage, faillite (notamment du cirque, sauf Jean Richard, remarque-t-il). Le moins, à mon avis, rejoint le plus, puisque le propos de Savary concerne la décrépitude de notre monde.

PLUS

Avec Les Grands Sentiments, on pourrait dire l'aboutissement. Il s'agirait de spectacle : bons musiciens, comédiens remarquables, à la fois acrobates, mimes, danseurs, trouvailles de mise en scène, de machinerie et de costume (l'extraordinaire personnage bi-partie, mi-danseuse en tutu, mi-mondain en habit), et constamment la puissance vocale et scénique de Jérôme le Magnifique. Ce ne serait rien. On connaissait. Mais c'est un petit quelque chose de plus, quelque chose de très intelligent et de très dangereux que d'aucuns refusent de voir et d'entendre : montrer sur le théâtre que le spectacle est partout, que tout est truqué. Le spectacle de la misère et la misère du spectaculaire, Brecht le savait déjà, Jérôme Savary nous le dit à sa manière, brechtienne au maximum, peuvent s'anéantir dans la lucidité et la lutte sans merci contre tout ce qui nous aliène.

Anne-Marie LAFERE.

(1) Encore qu'il ait travaillé à Cuba: encore qu'il ait été conseiller-technique d'une troupe d enfants, en Guinée-Bissau, pour un spectacle qui racontait les luttes de libération de leur pays.

(2) Parodie du cinéma allemand de Cl. Kinsky, mais il y croit presque.

(3) J-S. admire Scott Fitzgerald... JEROme le magnifique

Auteur Anne-Marie Lafère

Publication Notre temps

Performance(s) Les Grands Sentiments

Date(s) du 1976-03-16 au 1976-03-20

Artiste(s)

Compagnie / Organisation Le Grand Magic Circus et ses animaux tristes