HUGO CLAUS: « POETE MAUDIT » EN FLANDRE AUTEUR CELEBRE A MOSCOU

«Connaissez-vous Hugo Claus ? » Encore aujourd'hui, lorsqu'à Bruxelles on me pose cette question, je suis étonné par la curiosité, intellectuelle et l'érudition de mon interlocuteur. Mais c'est à Moscou, il y a quelques années, qu'un étudiant soviétique m'a interrogé sur celui que la jeune littérature d'expression néerlandaise considère comme son chef de file. Si je n'ai pas perdu la face devant l'étudiant moscovite, je l'ai dû uniquement à un concours de circonstances qui, peu avant, m'avait fait rencontrer Hugo Claus à Gand.

Après tout, j'ai tort de m'étonner de la notoriété dont un écrivain belge de langue flamande peut bénéficier dans les pays les plus exotiques et du silence qui entoure son nom chez ses compatriotes francophones. Claus est traduit aux Etats-Unis, au Japon, au Mexique, en Norvège, dans les pays de l'Est... Ingmar Bergman le classe parmi les auteurs importants de cette génération. Et même Paris lui a attribué le prix Lugné-Poe pour « La fiancée du matin » dont Valentine Tessier à épousé le personnage, au cours d'une tournée en Belgique des Soirées françaises. Il aura fallu attendre jusqu'en 1965 pour voir un théâtre belge, le Parc, monter pour la première fois, en français, une pièce de Claus. Je disais : j'ai tort de m'étonner. C'est dans l'ordre politique des choses, chez nous.

Hugo Claus, lui-même, ne songe pas à s'en formaliser : « Je place ma vanité, mon orgueil, mon amour-propre sur un autre plan. La chose me gêne tout simplement. Elle me gêne, non pas pour moi personnellement. Elle me gêne pour les Francophones et pour les Français qui, enfermés dans leur chauvinisme, demeurent fermés à la littérature mondiale, réagissent à de petits phénomènes comme Françoise Sagan ou Françoise Mallet-Joris. Ils s'appauvrissent eux-mêmes, et cela n'a rien à voir avec moi ».

Ustinov dans le rôle de Néron.

Au premier coup d'oeil, avec sa forme un peu écrasée et ses cheveux bouclés, la figure de Hugo Claus apparaît comme celle d'un empereur romain de la décadence : Peter Ustinov, par exemple, dans le rôle de Néron. Je crois que c'est une manière agressive dont Claus défend l'intégrité de sa personnalité. Car, lorsqu'il retire les lunettes sombres derrière lesquelles il abrite un regard qu'on a la liberté de croire cynique et désabusé, apparaissent des yeux étonnament clairs, curieux et peut-être même candides.

On remarque alors le teint vermeil et la bonne santé de ce fils des Flandres. Sa corpulence n'est pas nécessairement signe d'avachissement: elle témoigne d'un certain poids.

Hugo Claus n'a d'ailleurs rien fait pour dissiper la réputation quelque peu scandaleuse et cynique dont souvent, on entoure son nom. Quoiqu'il s'en défende, il l'entretient. Elle le flatte.

« Il ne faut pas se laisser apeurer par la modestie ; sinon, on finit par ne plus exister, par crever. Mais je ne suis pas du tout un provocateur. Au contraire, je me tais la plupart du temps. Si je réagissais à la bêtise, à l'hypocrisie chaque fois qu'elles se présentent, je ne ferais plus que ça! Mais nous sommes tous, et donc moi aussi, déshonorés tous les jours par la manière dont on nous trompe. Nous sommes, sans arrêt, provoqués. Alors, je n'arrive pas à me taire toujours, quand il le faut. Remarque que ma réaction n'a pas grande importance : je grignote un peu la société de l'intérieur. Mais tout cela ne débouche pas sur une action véritable. Pour agir, il faut réellement militer. Et pour cela, je suis trop marqué par mon atavisme chrétien, je suis trop voyeur. L'action est un métier : je n'aime pas les artistes qui mêlent la souffrance du monde à leur petite émotivité intellectuelle ! Si on ne s'engage pas à fond, ce n'est pas efficace. J'en ai eu l'expérience avec une exposition que j'ai faite récemment. C'était une exposition à thèmes : j'y montrais des compositions réalisées avec des photos basées sur l'actualité. J'ai appelé cela «Pages de journal» : c'était, par la voie plastique, des réflexions et des critiques sur des événements récents : le mariage de M. Spaak, l'arrivée de Rik Van Looy à Paris-Roubaix, les élections italiennes. J'ai eu beau faire accompagner ces images d'un texte explicatif, de commentaires caustiques et acerbes, les gens ne réagissent pas. Ils s'attachent aux taches, aux couleurs, aux lignes. On a trouvé cela amusant. J'ai utilisé des couleurs délayées, rose, pistache, de crème glacée. On a trouvé cela joli. On a dît que j'avais un talent évident de coloriste. C'est un peu comme si j'avais écrit un pamphlet contre la monarchie et que l'on y ait relevé l'influence de Mallarmé. Non, pour agir réellement, il faut aller beaucoup plus loin. Tout ce que je fais, c'est simplement ne pas me laisser faire; je ne veux pas être dupe, je ne veux pas que l'on croie que je me suis laissé faire... »

Le salaire d'un mois d'un ouvrier non-spécialisé.

Ainsi, l'année dernière encore, Hugo Claus a fait un éclat en refusant le prix du meilleur écrivain flamand que lui attribuait un référendum de ses confrères.

« Je l'ai refusé, parce que j'ai eu beaucoup trop de prix, des prix qui faisaient plaisir uniquement à ceux qui les attribuaient. J'ai écrit aux organisateurs pour leur demander qui sont ces écrivains ayant participé au référendum. Je crois aussi être écrivain et je n'ai jamais été consulté depuis les 10 ans qu'existe ce concours. On a refusé de me communiquer les noms. Puis, j'ai dit que, compte tenu de la situation précaire des écrivains en Flandre, on n'a pas l'impudeur de ne pas doter le prix d'une somme d'argent. J'ai ajouté que je refuserais ce prix si mon roman ne valait pas, à leurs yeux, le salaire d'un mois d'un ouvrier non-qualifié. A quoi, on m'a répondu que ce prix me ferait une publicité telle qu'il contribuerait à mieux vendre mes œuvres. J'ai trouvé cela un comble : le concours est organisé par un organisme qui s'appelle la « promotion des intérêts de la librairie ». Or, chaque fois que les libraires vendent un roman, ils font 33 % de bénéfice, alors que moi je touche 8 ou 10 %. Bien sûr, on a dit que j'ai cherché, une nouvelle fois, à me faire remarquer, à faire du scandale. Ce qui m'a fait plaisir dans cette affaire, c'est que j'ai senti encore en moi un petit choc, une certaine indignation devant tant de grossièreté. Allons, tout n'est pas perdu. »

A 4 ans, il distinguait le Bien du Mal.

« Sucre » — une pièce qui ne satisfait plus Hugo Claus : « trop de facilités, de clins d'oeil, de mélodrame... » —, comporte une part d'autobiographie. Reprenons dans l'ordre la fiche signalétique de Hugo Claus, un ordre qui, en fait dans son esprit, comporte, une nouvelle fois sa part de provocation et de défi :

«Je suis né d'une césarienne, le 5 avril 1929, à l'hôpital Saint-Jean à 'Bruges. Ne riez pas. Des experts en dynamique prénatale ont très sérieusement examiné mon cas. Tout vient de là, disent-ils. Ma mère m'a lâché dans le monde trop vite ; je suis arrivé à Bruges, ville moyennageuse, dans un hôpital au mur duquel sont accrochés des Memlings. De là, mon goût de contrarier le monde catholique et flamingant... J'ai fait ma première communion à l'âge de 4 ans, grâce à une dispense spéciale de levêque de Bruges. A 4 ans, j'étais, paraît-il, capable de distinguer le Bien du Mal. Depuis, j'ai un peu oublié... J'ai quitté la maison paternelle à 14 ans ; j'étais affolé par une amie de ma mère, qui m'a entretenu pendant quelque temps. J'aurais aimé que cela dure toute la vie... J'ai dû chercher du travail. J'ai fait un peu de tout. En 1947, je me suis engagé, avec les Flamands les plus misérables, les plus pauvres, les plus ignorants, pour arracher les betteraves dans le Nord de la France. Quand on arrivait là-bas, les patrons profitaient de ce qu'on avait un besoin absolu de travailler pour baisser les salaires, pour effectuer des retenues... C'est à partir de cette expérience que j'ai d'abord écrit une nouvelle « Suiker », qui était absolument autobiographique. Puis la pièce dans laquelle cette part autobiographique a été diminuée... »

— Et vous avez écrit, par besoin, pour gagner de l'argent, comme vous avez arraché la betterave... ?

« Honnêtement, je ne me souviens pas de n'avoir jamais écrit. Cela fait naturellement partie de mai vie, depuis toujours. J'ai publié mon premier recueil de poèmes à 17 ans, mon premier roman à 19 ans. Maintenant, ça devient plus difficile qu'alors. La facilité se retourne contre moi. Je m'interroge, îi y a un trou ; je me pose de redoutables « pourquois »...

Le jeu du poète maudit.

— Oui, c'est vrai qu'il y a tout un climat d'enfant prodigue, de poète maudit qui s'est formé autour de moi. J'ai eu mon premier prix littéraire, à l'âge de 19 ans, pour mon premier roman. Presque par hasard. Un ami, un éditeur ostendais qui diffusait des livres à la limite de la pornographie, m'a proposé mille francs pour lui fabriquer un roman à l'américaine, à la Caldwell. C'était la mode, en 48-49. J'ai accepté. Je me suis pris au jeu. J'ai essayé de faire quelque chose de mieux, que l'éditeur a trouvé trop compliqué. Il m'a quand même donné mes mille francs. C'était « La chasse au canard ». J'ai vécu 3 ans à Paris, jusqu'à ce que Saint-Germain se déglingue. Là, j'ai fait la connaissance d'Antonin Artaud, à qui j'avais dédié mon tout premier poème. Puis, trois ans à Rome où, tout en continuant à écrire, j'ai vécu aux crochets de ma femme qui faisait du cinéma. C'est là que j'ai écrit ma première pièce, «La fiancée du matin ». C'était pour me donner le sentiment d'exister, de faire quelque chose. Pour sentir la réaction immédiate du public. »

— C'était quoi pour vous, le fait de vivre à Paris, à Rome, et non pas en Belgique ?

« C'était simplement ne pas être ici. Je n'appartiens à aucune communauté spirituelle, pour parler pompeusement. Il n'y a pas, dans mon pays, de tradition culturelle où je pourrais m'inscrire. Vous voyez, mon visage de poète maudit revient à la sauvette. »

— Alors, pourquoi être rentré ?

« Et où voulez-vous aller ? »

Hugo Claus tempère de beaucoup d'ironie la fatalité du poète rivé à lui-même... Le cynisme à la romaine prend facilement le pas chez lui sur l'attendrissement lyrique à la gantoise...

Henri ROANNE